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REVUE. — CHRONIQUE.

réelle. Ce n’est donc pas assez d’être vrai pour paraître poétique ; si l’homme intervient dans la poésie, il doit avoir les proportions d’un demi-dieu.

M. Saint-Marc Girardin, dans ses premières leçons, s’est occupé de la crainte de la mort et du suicide, et l’histoire qu’il en a faite lui a donné l’occasion de comparer, sous un point de vue tout nouveau, les diverses littératures. Homère et Virgile racontent le naufrage l’un d’Ulysse, et l’autre d’Énée ; les deux poètes déploient la même richesse et la même puissance d’images, la même pompe et le même éclat de style. D’où vient qu’Ulysse nous intéresse plus qu’Énée ? C’est qu’il porte un cœur plus intrépide. Le héros de Virgile pousse au ciel des cris lamentables ; Ulysse, seul au milieu de la mer contre les flots et contre Neptune, envisage la mort sans effroi, et dompte, par sa force morale, toutes les puissances déchaînées contre lui. À côté de ces grands héros épiques, M. Saint-Marc Girardin, par un rapprochement d’un vif intérêt, a placé un autre naufrage ; ce n’est plus cet éclat de poésie, ni ces histoires de demi-dieux et de fondateurs de peuples : c’est de l’humble prose, un aventurier obscur et un vaisseau de la compagnie des Indes ; mais, en même temps, c’est le génie original de Daniel de Foë, c’est la résignation et la patience, c’est la prudence et l’intrépidité, c’est tout un poème dans un seul homme, c’est Robinson. Ici le sentiment religieux tempère la crainte de la mort, et la crainte de la mort, ce grand ressort tragique, prend avec l’art chrétien une face toute nouvelle. M. Saint-Marc Girardin a montré ce même sentiment dans l’Iphigénie d’Euripide, dans celle de Racine, et dans un drame de M. Hugo. L’Iphigénie d’Euripide, belle et naïve enfant de la Grèce, regrette, avant de mourir, la douce lumière du soleil, et cette nature riante et forte, dont sa jeune ame ne voit que la beauté et ne devine que les charmes. L’Iphigénie de Racine a des regrets pour sa mère et pour ses compagnes ; elle pleure sur son amour et sur les cœurs qui battaient pour elle. Quant à Catarina, enfant d’un art matérialiste, en mourant, c’est à la mort qu’elle pense, et non à la vie ; elle a de la peur, et non des regrets.

Une des plus curieuses études qu’ait faites M. Saint-Marc Girardin, c’est l’histoire poétique du suicide. Le suicide ancien, c’est Oreste ; le suicide moderne, c’est Werther. Oreste, Ajax, Didon, se tuent dans un accès de désespoir ; c’est le dernier excès de la passion. Leur suicide est imprévu ; ils n’en ont pas formé dès long-temps l’idée ; ils ne se sont pas arrangés pour mourir ; ils quittent la vie au moment où les dieux leur ont fait tant de douleur, qu’ils n’ont plus de force pour la soutenir. Le suicide calculé, qui est le terme d’une maladie de langueur, et non plus un accès de rage, n’apparaît qu’après le suicide philosophique, à la suite des épicuriens qui meurent pour trouver le repos, et des stoïciens qui se tuent par mépris de la vie. C’est vers le commencement de notre ère, au milieu de ce long désordre où tout semblait périr, précisément parce que tout allait renaître ; c’est alors que cette maladie apparut pour la première fois ; mais ce ne fut qu’un désordre passager. Dans les siècles à demi barbares qui suivirent, le dégoût de la vie, s’il venait