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devait ramener le jour. C’était un moment de trêve et de repos pour les bourreaux et pour les victimes, et mille fois Estève souhaita que la main puissante de Dieu arrêtât le jour prêt à se lever et à interrompre le sommeil de la grande cité. Bientôt cependant une lumière pâle glissa sur les toits d’ardoise du palais ; le soleil se leva derrière la vieille tour de Saint-Jacques de la Boucherie, et une radieuse matinée succéda à une tranquille nuit. Ces clartés réveillèrent les haines, les terreurs, les violences, toutes les passions qui s’étaient assoupies dans les ténèbres. Estève entendit avec effroi le bruit éloigné des tambours qui annonçaient quelque mouvement militaire. Hélas ! tout bruit, tout mouvement autour de lui l’épouvantait et le glaçait d’horreur ; il eût voulu enchaîner dans le silence et l’immobilité cette multitude qui déjà se répandait et circulait, effarée, bruyante, dans les rues et le long des quais de la Cité. Estève allait se retirer enfin, lorsqu’une femme âgée et pauvrement vêtue l’arrêta ; depuis l’aube elle stationnait, assise à l’écart, contre le parapet, et Estève l’avait prise pour une mendiante. — Monsieur, lui dit-elle d’un ton qui contrastait étrangement avec sa mise et sans daigner employer les formules et le tutoyement républicains, sans doute vous attendez comme moi ; ayez patience ; peut-être, s’il y a dans ces cachots quelqu’un qui vous intéresse, pourrai-je vous fournir les moyens de lui donner de vos nouvelles.

— Ah ! madame, s’écria Estève, il est donc possible de pénétrer dans ce séjour de douleur ?

— Non, mais un des valets de la geôle, que j’ai gagné, vient me trouver le long du quai, soit à cette heure, soit quand les charrettes sortent. Quelquefois je l’attends inutilement pendant huit jours ; mais enfin le moment arrive où je puis lui remettre un billet.

Estève se décida à attendre encore, dans l’espoir d’interroger cet homme, qui pouvait lui rendre la sécurité, la vie d’un seul mot.

Cependant des groupes se formaient aux environs du palais, et tout le long du quai stationnait déjà une foule hâve et déguenillée. Une sourde impatience animait cette multitude, parmi laquelle Estève et cette femme inconnue se trouvèrent bientôt confondus.

— Les charrettes ne tarderont pas à paraître, dit la dame en saisissant le bras d’Estève, ne nous séparons pas.

La foule augmentait toujours, la foule hideuse, qui venait ainsi chaque matin assiéger la porte d’où elle avait vu sortir la reine de France allant à l’échafaud. Tout à coup une épouvantable clameur s’éleva ; le guichet venait de s’ouvrir devant l’infame tombereau qui