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sait, et quelle barbare prudence avait motivé sa réclusion. Il avait déjà pardonné à ce malheureux, par la main duquel la fatalité qui poursuivait sa vie venait de lui porter le dernier coup ; il le plaignit au milieu de ses propres douleurs avec une généreuse sympathie. Lorsque Estève se trouva seul dans la cellule où il devait peut-être achever ses misérables jours, il jeta autour de lui un regard morne, stupéfait, et se demanda si c’était bien lui-même qui venait de se laisser ensevelir dans cet affreux tombeau. Sa vue parcourait successivement les objets tristes et terribles qui l’environnaient : sa couche de paille, au chevet de laquelle une tête de mort semblait ouvrir ses yeux sans regard, l’unique siége placé devant une table grossière, et le prie-dieu dont les genoux des malheureux reclus avaient usé la planche. Au milieu de ces lugubres images, de cet horrible abandon, de cette solitude, de ce silence, il se souvint que la veille encore, à pareille heure, il était assis dans le salon de la marquise de Leuzière, à quelques pas de Mme de Champreux, et environné de tant d’éclat, de bonheur et de joie. Alors il tomba dans un désespoir qui lui arracha des sanglots et des cris tels que ces voûtes effroyables n’en avaient jamais entendu ; il appela mille fois la mort à son secours, et le lendemain le frère convers qui vint lui apporter sa nourriture le trouva étendu et comme expirant sur les dalles de la cellule.

Il passa plusieurs jours dans cette lutte énergique de la vie qui défend contre la mort une organisation encore jeune et puissante. Ce fut la vie qui l’emporta enfin, et Estève revint graduellement de cette longue agonie. Pendant sa maladie, un frère convers avait silencieusement veillé près de lui, et, quand il fut en convalescence, il s’aperçut de quelque adoucissement à son sort. Il lui était permis de quitter sa cellule et de se promener dans l’enceinte du troisième cloître ; mais il était d’ailleurs l’objet d’une si grande vigilance, que le père Timothée ne put jamais parvenir jusqu’à lui, et qu’il ne vit plus d’autre visage humain que celui du frère convers qui le servait, et la figure morne et souffrante de son triste compagnon d’infortune, Genest le vagabond. Son organisation vigoureuse résista aux privations matérielles, mais sa raison se serait peut-être éteinte dans les lentes tortures d’une telle existence, s’il n’eût trouvé dans l’exercice de la charité, de la bonté compatissante de son ame, une sublime distraction à ses souffrances. Cet idiot, ce misérable insensé, cause involontaire de son malheur, devint l’objet de ses soins. La triste créature s’éteignait dans sa prison ; la violence qu’on faisait à ses