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LE DERNIER OBLAT.

entoura la taille frêle de la comtesse, et, la soulevant, il l’emporta serrée contre sa poitrine… Malgré sa haute stature, il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et le flot qu’il fendait péniblement jaillissait autour de lui en vagues bruyantes… Il eut un instant de vertige ; la tête de la comtesse était appuyée et cachée contre son épaule ; elle se laissait aller entre ses bras comme un corps inerte, une personne évanouie ou morte, et pourtant il sentait son cœur battre avec violence, comme si elle eût été en proie à une de ces terribles et profondes émotions de l’ame qui troublent et suspendent les fonctions de la vie.

— Vous avez peur ! murmura-t-il en l’étreignant plus étroitement par un mouvement involontaire.

— Non, répondit-elle d’une voix brève.

Une minute après, ils abordèrent.

Mme de Champreux s’élança sur le rivage, prit le bras de sa demoiselle de compagnie, et se mit à marcher vivement vers le château, comme si elle avait hâte de fuir les lieux où venait de se passer cette étrange scène. Mais la force factice qui la soutenait s’évanouit bientôt ; elle s’arrêta brusquement et en disant d’une voix éteinte :

— Je ne puis aller plus loin… J’ai froid… Il me semble que je vais mourir.

Estève la soutint et la déposa à moitié évanouie sur le gazon, au bord de l’allée ; elle avait les mains glacées et frissonnait, enveloppée dans sa mante. — Ma chère Irène, vous tremblez la fièvre, s’écria Mlle de La Rabodière désolée. Ah ! pauvre enfant ! c’est le saisissement, la fatigue, qui l’ont mise en cet état ! Cours, Georgette, ajouta-t-elle, cours à toutes jambes, ma fille, va dire au château qu’on amène sur-le-champ une chaise.

Estève voulut aller lui-même. — Non, non, s’écria la demoiselle de compagnie en le retenant ; il est nuit close, nous mourrions de peur seules ici. Restez, restez, monsieur.

Heureusement, la comtesse n’étant pas rentrée à l’heure ordinaire, on avait eu l’idée d’envoyer un carrosse au-devant d’elle : Georgette le rencontra au bout de l’avenue. Les deux femmes y montèrent avec Estève, et l’on reprit au grand trot le chemin du château. Pendant ce trajet rapide. Mme de Champreux s’était rejetée au fond du carrosse ; la faible clarté que projetaient les lanternes à travers les glaces baissées permettait d’entrevoir son attitude, mais non l’expression de son visage. Immobile, et la tête appuyée sur sa main, elle pressait son mouchoir sur ses lèvres et gardait le silence.