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LE DERNIER OBLAT.

château, il aurait pu s’offrir naturellement pour l’accompagner dans ses promenades ; mais il ne profitait même pas de ces bénéfices de sa position, et il laissait la comtesse sortir seule avec une des demoiselles de compagnie, se bornant à les suivre de loin sans qu’elles pussent s’apercevoir de sa présence.

Un jour, la comtesse et Mlle de La Rabodière étaient sorties pour faire une de ces excursions qu’elles appelaient leurs voyages autour du parc. Estève dirigea plus tard sa promenade du même côté, vers les bords de la Marne, car il savait que la comtesse irait se reposer dans l’île. Jamais peut-être il n’avait parcouru avec un cœur plus ravi d’admiration et d’amour ces lieux où il suivait sa trace. Cet air qu’elle avait respiré l’enivrait, il lui semblait que des influences bénies l’environnaient de toutes parts et planaient sous ces voûtes de feuillages dont elle aimait l’ombrage noir et profond. Le soir approchait, et le crépuscule des allées commençait à s’assombrir ; un rayon de soleil pénétrait encore dans les clairières et dorait la pointe verte des gazons ; mille bruits confus et charmans, les bruits d’une belle nuit d’été, s’élevaient déjà dans le vaste silence du parc. C’était l’heure où Mme de Champreux retournait au château. Estève eut la pensée d’aller visiter l’île après elle et de s’asseoir un moment à la place qu’elle venait de quitter.

Comme il gagnait les bords de la Marne, il lui sembla qu’un cri, un cri de détresse, s’élevait de ce côté. Il s’élança et franchit en un instant la longue allée de peupliers qui aboutissait en face de l’île. Pendant ce trajet, il n’entendit plus rien. En arrivant au bord de l’eau, il ne vit personne. Le batelet avait disparu, et il n’y avait pas trace humaine aux environs des deux embarcadères. Alors, saisi d’une cruelle angoisse, il parcourut du regard le cours de la Marne et ne tarda pas à apercevoir le batelet qui s’en allait en dérive et désemparé de son aviron.

À cette vue, la première pensée d’Estève fut que Mme de Champreux et sa compagne étaient entrées dans cette frêle embarcation qui avait aussitôt chaviré, et qu’elles étaient au fond de la rivière, déjà mortes peut-être. Un cri terrible, un cri de désespoir et d’horreur, s’échappa de sa poitrine, et il se jeta instinctivement à l’eau, mais au même moment une voix s’éleva dans l’île : c’était celle de Mmede Champreux qui appelait au secours. Estève passa la rivière, qui était peu profonde en cet endroit, franchit d’un bond l’embarcadère et courut à la cabane.

Alors un spectacle bizarre, inoui, frappa ses regards. La comtesse