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LE DERNIER OBLAT.

comme une épidémie d’héroïques résolutions. Plus d’amoureuses passions, de tendres faiblesses ; on cherche le bonheur dans l’indifférence, la froide sagesse, la liberté surtout. — Eh, grand Dieu ! ajouta-t-elle avec un soupir, si vous saviez comme on finit par se lasser de ce calme parfait ! Croyez-moi, soyez moins philosophe ; ne regardez pas de si haut cette pauvre vie humaine. Faites des folies, s’il le faut, plutôt que d’être trop raisonnable.

— Ah ! Sylvie, Sylvie ! que prêchez-vous donc là ? Vous allez pervertir M. de Tuzel, dit Mme de Champreux en relevant la tête et en s’adressant à Mlle de La Rabodière d’un ton de reproche enjoué, mais qui n’était pas dénué, au fond, d’une intention sérieuse.

— Vous nous écoutiez sournoisement, madame la comtesse, s’écria la vieille fille ; eh bien ! tant pis pour vous, belle indifférente ! vous aurez ainsi entendu vos vérités.

— Ma chère Sylvie, je vais prêcher à mon tour, répondit la comtesse avec un sourire. — Et se tournant vers Estève, sans cependant lever les yeux sur lui, elle reprit d’un ton plus grave, tout en continuant sa tapisserie : — C’est, je crois, un grand malheur et une grande faute de s’abandonner à certains entraînemens, de faire des folies, comme vous le conseille pourtant la plus sage personne du monde. Mais la vie d’un homme ne doit pas être sans but, et pour les esprits actifs et capables il y a plus d’une carrière ouverte. Ayez donc de l’ambition, monsieur ; mettez de côté ce découragement, cette défiance de vous-même que vous montriez tout à l’heure, et tentez toutes les chances que la fortune vous offre. — Elle s’interrompit et passa la main sur son front comme pour préparer la suite de son argumentation et se remettre de l’espèce d’embarras qui la gagnait à mesure qu’elle manifestait sa pensée.

Mlle de La Rabodière comprit qu’il y avait quelque intention cachée dans ce qu’elle venait de dire, et que son hésitation même annonçait que c’était chose embarrassante à déclarer.

— Ah ! madame, dit-elle en riant, je suis sûre que vous allez proposer à M. de Tuzel quelque riche mariage, et que vous ne savez comment vous y prendre pour le lui conseiller.

La comtesse fit vivement un geste négatif et reprit avec effort :

— Non, ce n’est pas cela ; il m’est plus naturellement venu une autre idée, en entendant M. de Tuzel avouer son goût pour les voyages. Ma mère est la proche parente de M. le gouverneur de Saint-Domingue, qui se trouve actuellement à Paris ; elle a quelque crédit auprès de lui, et elle en userait volontiers en faveur de M. de Tuzel,