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LE DERNIER OBLAT.

— Ah ! madame, voilà une résolution bien téméraire ! s’écria Mlle de La Rabodière. Mme la princesse de Lamballe l’a fermement tenue, il est vrai ; mais elle n’a pas eu, comme vous, mille occasions d’y manquer ; les princes d’un sang royal pouvaient seuls se mettre sur les rangs, tandis que tout ce qu’il y a de gens à marier dans la première noblesse de France va certainement aspirer à votre main. On n’est pas impunément la plus riche et la plus charmante douairière de la cour et de tout le royaume. Madame la comtesse, je ne jurerais pas qu’on ne vous fît un jour manquer à votre résolution.

— Vous verrez ! répondit Mme de Champreux en souriant et d’un air de calme décision.

Tandis qu’elle parlait ainsi, une joie insensée succédait à la douleur d’Estève ; la sérénité, le courage de vivre, une sorte de confiance et d’espoir, renaissaient dans son ame. Il respirait, soulagé des horribles tortures de la jalousie ; il remontait de quelques pas l’abîme au fond duquel il s’était vu précipité. Mais, dans ce moment d’ineffable consolation, la présence de Mme de Champreux était un bonheur au-dessus de ses forces ; il s’éloigna pour cacher les émotions qui, malgré lui, débordaient de son cœur, et alla chercher à l’extrémité la plus reculée du parc un site qu’il aimait parce qu’il savait que la jeune femme le visitait souvent. La Marne, en cet endroit, servait de limite au domaine de Froidefont. Ses bords, submergés pendant l’hiver, se couvraient, dès que les eaux s’étaient retirées, d’une végétation vigoureuse ; les saules trempaient leurs pâles rameaux dans l’onde indolente, qui balançait lentement les touffes de joncs élégans et de nénuphars flottant à sa surface. Le cours de la rivière était divisé en cet endroit par une petite île dont les berges étaient couvertes d’oseraies.

Ce terrain, sujet aux inondations, se couvrait, pendant l’été, de la plus fraîche verdure. On y avait planté les arbres qui se plaisent dans les lieux humides, des platanes, des peupliers et plusieurs espèces de saules. Au centre de l’île s’élevait un toit de chaume soutenu par quatre troncs d’arbres droits et recouverts encore de leur écorce ; quelques siéges grossiers étaient disposés sous ce rustique abri que la comtesse appelait sa cabane. Ce petit coin de terre avait un aspect vraiment champêtre et sauvage ; de profonds halliers s’étendaient jusqu’au bord de l’eau, et, à l’ombre des ronces noirâtres, s’épanouissaient les bouquets rosés de la saponaire et les humbles fleurettes de l’oxalide. Comme pour faire contraste avec l’agreste végétation de l’île, on avait placé, à l’entour de la cabane, des vases où