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dant la douloureuse nuit qui suivit cette soirée, il fut prêt aux plus violentes résolutions. Tantôt il voulait partir, s’éloigner de Mme de Champreux sans la revoir ; d’autres fois, il osait concevoir la pensée de lui avouer sa folie et son désespoir ; puis il tombait dans l’accablement et la crainte ; il se soumettait lâchement à son supplice, il redoutait tout changement dans sa situation, comme le malheureux redoute encore dans ses tortures le coup mortel qui doit les finir. Une amère curiosité, un farouche désir de connaître entièrement son sort, lui firent rechercher avidement le lendemain l’occasion d’interroger Mlle de La Rabodière. Dès le matin, il descendit au salon dans l’espoir de la rencontrer ; elle y était déjà en effet, et, faute d’autre conversation, elle parlait avec le perroquet de la marquise. Estève n’eut pas même la pensée de lui faire une confidence, mais il l’interrogea discrètement. Au premier mot elle s’écria :

— Ne m’en parlez pas ! je ne conçois rien à la bonne volonté de Mme la marquise pour M. le duc ! un homme qui a pu faire de grands exploits dans la guerre d’Amérique, à l’autre bout du monde, mais dont les folies ont scandalisé tout Paris ; un Galaor, un don Juan, la fine fleur des traditions de la régence !

— Et vous croyez que Mme la comtesse l’épousera ? dit Estève d’une voix altérée.

— Jusqu’ici elle n’a pas voulu entendre parler de ce mariage ni d’aucun autre ; mais qui sait ? le duc est jeune, aimable, amoureux, et Mme la comtesse, qui refuse de se prononcer, est intérieurement décidée peut-être.

Comme la demoiselle de compagnie disait ces paroles, Mme de Champreux entra dans le salon. Apparemment elle remarqua une certaine émotion sur le visage d’Estève, car elle se rapprocha et dit avec une naïve curiosité : — Ma chère amie, de quoi parliez-vous donc à M. de Tuzel ?

— Je lui parlais de vous, madame la comtesse, répondit-elle avec une franchise enjouée, et je me permettais de médire un peu du héros qui aspire à votre main. Me le pardonnez-vous ?

— De toute mon ame ! — répliqua la comtesse ; et, après avoir un instant réfléchi, elle continua d’un ton grave : — J’ai pris une résolution que bientôt je déclarerai à ma mère, et qui mettra un terme à toutes ces poursuites : je veux suivre l’exemple de la princesse ma marraine ; veuve comme elle à vingt ans, je ne me remarierai pas, et je tâcherai de l’imiter dans toutes les actions de sa vie si calme, si grande, si heureuse !