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LE DERNIER OBLAT.

dans son cœur que de faibles regrets. Cette conviction lui causait une secrète joie. Il se complaisait dans la pensée qu’aucun orage n’avait troublé la sérénité d’une si belle destinée, et que cette jeune femme qu’environnaient tant de grandeurs, de calmes félicités, n’avait jamais connu la douleur et les larmes. Mlle de La Rabodière s’aperçut de sa distraction et lui dit gravement :

— Vous plaît-il, monsieur, de continuer votre leçon ? Voyons, reprenez vos ciseaux, et tâchez de profiler un nouveau modèle. Estève se remit docilement à faire des découpures : les demoiselles de compagnie posèrent tour à tour, et il essaya de représenter leurs profils anguleux ; mais il réussit moins bien dans ses nouveaux essais, et à la fin de la soirée il lacéra et éparpilla tout ce beau travail. — Ah mon Dieu ! et votre chef-d’œuvre, monsieur, le voilà aussi perdu, s’écria Mlle de La Rabodière d’un air désolé ; j’aurais voulu le mettre dans ma collection.

Estève ne répondit rien : il avait adroitement soustrait la silhouette de Mme de Champreux, et elle était déjà enfermée dans le petit portefeuille de laque qu’il portait toujours sur lui.

Le lendemain, à l’issue du dîner, qu’on servait à trois heures, Mme de Leuzière dit à Estève, qu’elle avait fait asseoir près d’elle à table :

— Allons, beau berger, disposez-vous à faire une promenade par de jolis chemins tout bordés d’aubépines fleuries. Ces dames vont visiter le moulin, et vous les accompagnerez.

À cette proposition, Estève ressentit un tressaillement de joie ; il se figura Mlle de Champreux marchant légèrement dans les sentiers ombragés du parc, puis s’asseyant avec sa grace et sa fierté souveraine sur un siége rustique, au milieu d’une pauvre maison de paysan, et lui debout à ses côtés et prêt, faveur insigne ! à recevoir les ordres qu’elle daignerait lui donner.

— Soyez aimable, soyez galant, je vous le permets, reprit la marquise ; Mlle de La Rabodière et Mlle de Rochemartine sont charmantes et de très bonne conversation.

Les deux demoiselles de compagnie avaient déjà mis leurs chapeaux de paille à la Bazile et pris leurs joncs. Par un mouvement involontaire, Estève se tourna vers Mme de Champreux, qui s’était rassise devant son métier, et il la regardait indécis. Elle comprit ce geste, cette muette interrogation, car elle dit en souriant :

— Moi, je reste.

— Nous sommes invitées ce soir au Raincy, ajouta la marquise ; il y a concert et petit spectacle chez son altesse.