Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/766

Cette page a été validée par deux contributeurs.
760
REVUE DES DEUX MONDES.

en lui présentant de sa main sèche et longue un morceau d’étoffe de soie brochée d’or, — et sur sa réponse négative elle ajouta : — Alors nous allons découper des silhouettes ; il faut absolument que vous fassiez quelque chose le soir ; si vous le préfériez, je vous confierais un ouvrage en tapisserie ; vous travailleriez à couvrir le fond de ces écrans. Estève préféra apprendre à faire des silhouettes, et Mlle de La Rabodière lui donna la première leçon. Elle prit une feuille de papier noir, des ciseaux à pointes très fines, et, après avoir regardé autour d’elle comme pour choisir son modèle, elle se mit à découper une figure sous les yeux de son élève, qui suivait ce travail avec une curieuse attention.

— C’est fini, dit-elle en posant sur du papier blanc une petite tête de femme coiffée à la Suzanne, et qui semblait se rejeter en arrière avec un geste fier et charmant. Estève reconnut aussitôt ce profil suave, cette chevelure à demi voilée sous de légères dentelles, et ce port de tête tout à la fois hautain et gracieux. — Ah ! murmura-t-il, c’est frappant !

— À votre tour, monsieur, dit la demoiselle de compagnie en lui remettant les ciseaux ; essayez aussi de faire le portrait de Mme de Champreux, mais ne copiez pas celui-ci ; travaillez d’après nature. — Et comme il taillait dans le papier noir sans lever les yeux, elle ajouta : Monsieur, regardez donc votre modèle, sinon vous allez faire une figure de fantaisie.

Estève n’osa tenir compte de cette observation ; il y avait dans le regard, dans le sourire de la comtesse quelque chose d’éblouissant, un éclat qu’il ne pouvait soutenir en face. Pourtant, lorsqu’il posa sur le papier la silhouette qu’il venait d’achever, Mlle de La Rabodière s’écria : — C’est d’une grande ressemblance, c’est fort bien, sauf quelques incorrections. Monsieur, vous montrez des dispositions surprenantes, et j’ose vous prédire que vous aurez un talent charmant.

M. de Tuzel aime les beaux arts, dit la marquise en admirant de la meilleure foi du monde le chef-d’œuvre en papier noir, qui passait de mains en mains ; c’est bien, très bien ; ce talent sied mieux à un gentihomme que celui de broder au tambour ou de faire en perfection des sachets de rubans.

— Comme feu M. le comte de Champreux, ajouta tout bas Mlle de La Rabodière.

Estève fut frappé de ce mot, que seul il avait entendu. Il supposa que l’époux dont Mme de Champreux portait encore le deuil était un homme frivole et nul qu’elle n’avait pas aimé, et qui n’avait laissé