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LETTRES DE CHINE.

à la bouche, les diplomates chinois ne connaissent pas de maîtres. Un bon vieillard, un prélat des contrées que j’habite, et qui a passé trente années de sa vie parmi les Chinois, me disait que le moindre mandarin était, par sa nature et son éducation, un meilleur diplomate que M. de Talleyrand. « Vous ne sauriez croire, ajoutait-il, tout ce que le cœur d’un Chinois renferme de dissimulation. Ils apprennent de bonne heure à réprimer en eux toute manifestation de leurs sentimens. C’est un déshonneur pour un Chinois comme il faut de se laisser aller à un mouvement de colère ; on ne rencontre de ces accidens de caractère que chez les gens du peuple. » Cet empire que le Chinois bien né exerce sur la manifestation extérieure de ses passions est passé des mœurs dans les lois. Le prélat me racontait à ce sujet un fait qui est trop caractéristique pour que je ne vous le répète pas. Un missionnaire chrétien fut amené devant le tribunal du premier mandarin d’une province. Celui-ci commença à l’interroger ; c’était un grand ennemi des chrétiens. Le missionnaire répondit aux questions qui lui étaient faites de manière à irriter le mandarin. Dans un mouvement de colère, le bonnet que le juge portait sur sa tête se dérangea. — Je vous récuse, s’écria le missionnaire ; vous ne pouvez être un juge impartial, car, dans l’accès de votre passion, vous avez oublié la dignité de vos fonctions. Votre bonnet n’est plus droit : vous ne pouvez plus me juger. — Et le juge fut récusé. En vérité, je sais que j’ai besoin de toute votre indulgence pour me permettre une digression aussi futile en présence des graves évènemens dont j’ai entrepris le récit ; mais ce détail, tout insignifiant qu’il est, vous fera voir, plus que tout ce que je pourrais vous dire, combien doit être forte chez les diplomates chinois l’habitude du sang-froid, de la réflexion et de la réserve.

L’arrivée de l’escadre anglaise dans le voisinage de la capitale de l’empire surprit d’une manière très désagréable les autorités chinoises. Déjà le bruit de la prise de Chusan, parvenu jusqu’à elles, avait dû influer sensiblement, non sur leurs dispositions à l’égard des barbares, mais sur leur manière de les recevoir. La crainte que la tempête n’eût son retentissement jusque dans l’intérieur du palais impérial leur inspira sans doute des sentimens plus pacifiques que ceux qui avaient été manifestés par les autorités de Ning-po et d’Amoy. Éloigner les vaisseaux anglais à tout prix, tel dut être l’objet des constans efforts du gouverneur de la province. Suivez bien, monsieur, la marche de ce gouverneur, le fameux Keschen, dans la conduite de ces négociations. Il n’y a qu’une seule chose qui soit plus digne d’admiration, c’est la facilité avec laquelle les plénipotentiaires anglais se prêtèrent à ses vues. Keschen, qui adressa, en 1836, un mémoire à l’empereur sur la question de l’opium, est un homme d’un mérite supérieur, mais d’un mérite bien différent de celui que nous avons remarqué en Lin. Celui-ci doit être un homme d’action autant qu’un Chinois peut l’être ; quelques-unes de ses proclamations annoncent une certaine connaissance de l’infériorité relative des moyens de guerre de sa nation ; il a souvent émis des idées d’innovation qui durent attirer sur lui la jalouse inquiétude de ses collègues. Keschen,