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de si grandes choses, paraissait épuisée à son tour et ne pouvait plus contenter les besoins immortels ni arrêter la curiosité insatiable de l’esprit humain.

Aussi deux philosophes contemporains de M. de Tracy, par leurs recherches, avaient fondé, le premier, à Kœnigsberg, une grande école de métaphysique, le second, à Édimbourg, une école plus modeste. Kant, dont M. de Tracy avait entrepris la réfutation, Kant, à l’aide d’une analyse profonde, avait décrit et classé toutes les lois intérieures de la raison humaine, rétabli les principes fondamentaux de la morale, et, par là, redonné à l’être spirituel toute la dignité de son existence, toute l’indépendance de son action ; Reid avait soumis à une observation patiente et fine les opérations de l’ame et les avait rattachées à des facultés actives aussi différentes des sensations que les formes de la raison dans Kant étaient distinctes des objets extérieurs qui recevaient d’elle leur caractère et leurs lois. En même temps que le spiritualisme triomphait en Europe et substituait la règle inflexible du devoir à la morale équivoque de l’utilité, la vieille doctrine reçue avait chancelé en France. Cabanis, l’un de ses plus fermes soutiens, l’avait en quelque sorte abandonnée avant de mourir, puisqu’au lieu de faire de la vie le résultat de l’organisation, et de la pensée une opération purement mécanique du cerveau, il avait donné à l’un et à l’autre l’ame pour principe et pour cause. Laromiguière l’avait modifiée, sous une forme à la fois brillante et ingénieuse ; Maine de Biran, avec une profondeur et une originalité trop souvent voilées par les obscurités du langage. Un homme d’un grand esprit, M. Royer-Collard, l’avait attaquée avec toute la force de sa vive argumentation, et, sans fonder de système, avait préparé une révolution. Enfin cette révolution s’était accomplie lorsque, la paix rapprochant les systèmes philosophiques comme les nations, et l’histoire faisant pour les siècles ce que la paix faisait pour les peuples, les doctrines de tous les temps et de tous les pays avaient comparu devant l’esprit français. Alors un jeune philosophe, à la parole éloquente, à l’intelligence étendue, confrontant entre eux tous les systèmes successifs, n’en trouva aucun dépourvu de fondement ni exempt d’erreur. La vérité, objet éternel des recherches de tous les âges, lui parut éparse dans toutes les philosophies ; il considéra comme devant être la plus complète et la plus exacte la doctrine qui, par un choix savant et sûr, se composerait des principes reconnus vrais dans toutes les autres, et il fonda l’éclectisme pour être en quelque sorte la charte de la philosophie et devenir le droit international de la pensée humaine.