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DESTUTT DE TRACY.

parole : « Ne soyez pas étonnés, dit-il, que l’expression de la douleur vienne se mêler à celle de la reconnaissance. Le choix que vous avez fait de moi pour remplacer M. Cabanis est une des circonstances les plus honorables de ma vie, c’est une des distinctions les plus flatteuses qu’il me fût possible d’obtenir ; mais je n’en ai pas moins éprouvé un extrême malheur, puisque j’ai à pleurer la perte de l’homme qui m’était le plus cher et dont je fus le plus tendrement aimé. J’ai reçu une preuve inespérée de vos bontés et de votre indulgence ; mais elle est venue surprendre mon ame au moment où elle était accablée de chagrins si cruels, qu’elle ne pouvait s’ouvrir à aucune autre impression, et que même il m’a été impossible jusqu’à présent d’apporter au milieu de vous le juste tribut d’éloges que je devais à mon prédécesseur et à mon ami. »

À partir de cette époque jusqu’à la fin de ses jours, M. de Tracy se borna au strict accomplissement de ses devoirs. La chute de l’empereur lui parut le retour à la liberté, et, en votant sa déchéance en 1814, le sénateur crut revenir aux idées de l’ancien constituant. Nommé membre de la chambre des pairs, il s’éleva dans cette assemblée contre la fougueuse réaction de 1815, refusa de prendre part aux procès politiques, et repoussa toutes les lois contraires à l’esprit et aux établissemens de la révolution. Attentif aux progrès des sciences naturelles, il suivit leur marche avec plus d’intérêt que le mouvement de la philosophie, alors engagé dans d’autres voies que les siennes.

En effet, comme toutes choses, la doctrine qu’il avait embrassée et étendue avait eu son cours et semblait toucher à son terme. Offerte sans succès par Gassendi et par Hobbes au XVIIe siècle, qui avait besoin de croire ; renouvelée en Angleterre par l’usage du XVIIIe siècle, qui avait besoin d’analyser ; transportée sur le continent par Voltaire, propagateur zélé de la philosophie de Locke et de la physique de Newton ; réduite en système par Condillac ; rendue populaire, non sans exagération, par Helvétius ; froidement exposée dans des catéchismes de morale par Saint-Lambert et par Volney ; appuyée sur la physiologie par Cabanis ; professée avec éclat et esprit par Garat et Laromiguière ; complétée dans toutes ses parties et poussée à toutes ses conséquences, au moyen de théories rigoureuses et d’applications universelles, par M. de Tracy, cette doctrine, qui avait été la foi philosophique de tout un siècle, qui lui avait donné des idées étroites, mais énergiques, des sentimens raisonnés, mais généreux et hardis, qui lui avait fait entreprendre et exécuter