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DESTUTT DE TRACY.

Ce livre, écrit avec une rare vigueur, une simplicité supérieure et dans lequel la nature et le mécanisme de l’impôt sont exposés surtout d’une manière parfaite, a des mérites de l’ordre le plus élevé. Seulement M. de Tracy y retrace la marche des sociétés politiques sans tenir assez compte des faits de l’histoire, et, dans les lois savamment calculées qu’il donne aux hommes, il oublie peut-être un peu trop leurs passions, leurs passions qui subjuguent si aisément leurs pensées et qui brisent les cadres dans lesquels on veut les renfermer, d’autant plus vite qu’on les y presse plus étroitement. Il rend l’humanité si raisonnable qu’elle n’aurait presque pas besoin d’être gouvernée, et il n’est pas téméraire de dire qu’il manque encore à la société construite par lui, avec un art si géométrique, d’avoir été réalisée pour paraître possible.

La destinée de cet ouvrage fut singulière. M. de Tracy chercha à ce trop libre enfant de son esprit, qui aurait fait une grande fortune en France s’il était venu quelques années plus tôt, une autre patrie. Il l’envoya au-delà des mers, dans ce pays de ses prédilections, dont la liberté politique était d’autant plus grande, que son isolement géographique était plus complet ; pays gouverné dans ce moment par son respectable ami M. Jefferson. M. de Tracy confia cet exilé de l’Europe au président des États-Unis qui l’accueillit avec l’empressement de l’amitié et de l’admiration, Traduit en anglais par M. Jefferson lui-même, enseigné dans le collége de Charles-et-Marie, qu’il avait fondé, le Commentaire de l’Esprit des lois prospéra d’autant plus en Amérique, qu’il semblait être la critique de l’Europe, et que les citoyens de l’Union, ne connaissant pas son véritable auteur, croyaient opposer un Montesquieu du Nouveau-Monde au Montesquieu de l’ancien.

C’est là qu’en 1815 le vieux et aimable Dupont de Nemours, secrétaire du gouvernement provisoire en 1814, et qui s’était rendu aux États-Unis pendant les cent-jours, trouva le Commentaire de l’Esprit des lois, c’est de là qu’il le rapporta en France. À son retour, il alla voir M. de Tracy, lui annonça la découverte et lui recommanda la lecture de l’ouvrage qui l’avait émerveillé. M. de Tracy ne répondit pas à ce vif enthousiasme par sa curiosité, et il se contenta de dire à Dupont de Nemours que sa vue affaiblie ne lui laissait pas la possibilité de le lire lui-même, et que la difficulté de la prononciation anglaise ne lui permettait pas de se le faire lire par d’autres. Il croyait en être quitte ; mais peu de temps après, Dupont de Nemours, dont l’admiration ne se calmait pas, lui confia que ce livre lui paraissait si