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DESTUTT DE TRACY.

privé de son guide supérieur et de ses immortelles espérances ? N’était-il pas à croire que la vie resterait livrée à l’interprétation de l’égoïsme et à son empire ? Ils ne pensaient pas et surtout ils n’agissaient pas ainsi, je me hâte de le dire, ces hommes admirables au premier rang desquels se trouvait M. de Tracy, ces hommes qu’animaient les plus généreux sentimens, qui croyaient à la raison comme on avait cru en Dieu, avec une ardeur vraiment religieuse ; qui aimaient l’humanité, comme le christianisme prescrivait d’aimer le prochain, et qui, possédés de la foi philosophique, inspirés par la charité sociale, étaient prêts à faire les plus grands sacrifices à leurs idées et à se dévouer avec enthousiasme à leur patrie.

Arrivé de bonne heure à toutes les conséquences de sa doctrine, M. de Tracy ne les exposa que plus tard dans toute leur étendue. Il en fit alors confidence à Cabanis, et, grace à son amitié, il obtint l’honneur d’être associé, comme membre libre, à l’Institut national, lorsqu’un an environ après sa sortie de prison, la convention fonda ce grand corps. Il fut attaché à la section de l’analyse des idées, dans la classe des sciences morales et politiques, dont il avait désiré depuis long-temps la formation[1]. Il justifia le choix de cette savante compagnie en lui offrant une suite de beaux mémoires sur l’analyse de l’entendement humain, qui reçut alors de lui le nom resté fameux d’idéologie, et sur le problème difficile de la certitude extérieure des corps. Ces mémoires, au nombre de sept, lus dans le sein de l’ancienne Académie, imprimés dans son recueil, eurent un prodigieux retentissement. Ce fut la seconde forme que M. de Tracy donna à ses pensées, écrites d’abord dans des lettres confidentielles restées entre les mains de sa famille, et qui devaient recevoir un peu plus tard, dans des traités spéciaux, le caractère définitif de la théorie.

Pendant que M. de Tracy exposait ses déductions idéologiques et parvenait à la démonstration des corps à l’aide du mouvement volontaire qui conduisait à reconnaître leur existence par leur opposition, Cabanis communiquait à l’Académie des sciences morales et politiques ses brillans travaux sur les Rapports du physique et du moral

  1. Il écrivait en juillet 1793 :

    « Nous ne sommes que d’hier pour les sciences physiques. N’est-il pas honteux qu’il n’y ait pas de classe pour les sciences morales et politiques ? et n’est-il pas affreux que nous soyons réduits en ce moment à souhaiter qu’on ne s’en occupe pas, de peur qu’on détruise le tout au lieu de l’agrandir ? » En effet, un mois après, l’Académie des Sciences elle-même fut supprimée.