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gissent l’univers et l’humanité, à la modération des penchans individuels, mais par le raisonnement ; à la justice, mais par les conventions sociales ; à l’amour des hommes les uns pour les autres, mais par l’intelligence.

M. de Tracy avait procédé avec l’analyse des chimistes et les formules rigoureuses des mathématiciens. Aussi, après avoir poursuivi la sensation dans toutes ses conséquences et dans toutes ses transformations, il avait renfermé sa théorie entière dans une série d’équations algébriques[1]. Cette théorie ingénieuse et puissante laissait-elle subsister dans l’homme un principe actif, pour réfléchir la sensation, pour produire le jugement, pour enfanter la volonté, pour pratiquer la vertu, pour aimer ses semblables ? M. de Tracy restait à cet égard dans le doute. Ne pouvant pas démontrer géométriquement l’existence de ce principe actif, il l’ignorait avec résignation. Mais son système faisait de la pensée et de la volonté le résultat de l’organisation seule. En se félicitant d’avoir fait de l’idéologie une partie de la zoologie, pour emprunter ses expressions mêmes, et de l’intelligence une dépendance de la physique humaine, n’exposait-il pas l’homme forcé dans ses actes par ses désirs, dans ses désirs par ses sensations, à n’être que servitude comme il n’était que matière ! La substance spirituelle avait disparu en lui, emportant avec elle l’active intelligence et la libre volonté.

N’était-il pas à craindre dès-lors qu’en plaçant le devoir sur la base fragile de l’utilité, en lui donnant l’appui si incertain de la raison et l’assistance si imparfaite de la loi pénale, on ne lui accordât pas l’énergie suffisante pour contenir l’intérêt et vaincre la passion ? N’était-il pas présumable qu’en laissant dans le doute l’existence d’une cause suprême gouvernant le monde et d’un principe spirituel différent du corps, on ne détruisît les forces morales de l’homme

  1. Voici la série de ces équations auxquelles était arrivé M. de Tracy, et qu’il a écrites le 5 thermidor même :

    « Le produit de la faculté de penser ou percevoir, = connaissance, = vérité.

    Dans un deuxième ouvrage auquel je travaille, je fais voir qu’on doit ajouter, à cette équation ces trois autres membres : = vertu, = bonheur, = sentiment d’aimer ; et dans un troisième je prouverai qu’on doit ajouter ceux-ci : = liberté, = égalité, = philantropie.

    « C’est faute d’une analyse assez exacte qu’on n’est pas encore parvenu à trouver les déductions ou propositions moyennes propres à rendre palpable l’identité de ces idées. J’espère prouver par le fait, ce que Locke et Condillac ont fait voir par le raisonnement, que la morale et la politique sont susceptibles de démonstration. »