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les sciences et inspiré les théories les plus puissantes en philosophie ; après avoir donné au monde Descartes, qui avait tout détruit pour tout refaire, en arrivant de la conscience de sa pensée à la certitude de Dieu, et de ces deux fermes notions à la réalité même de l’univers, fondée sur la véracité de son créateur ; Malebranche, qui, entraîné par une imagination à la fois géométrique et céleste, avait absorbé l’univers dans l’intelligence de l’homme et l’intelligence de l’homme dans l’idéalité divine ; Spinosa, qui, poussé pour ainsi dire par les vieux et secrets instincts de sa race, avait, avec une profondeur incroyable, confondu l’homme et l’univers dans l’unité métaphysique de la substance ; enfin Leibnitz, qui, ne voulant ni détruire l’esprit par la matière, ni la matière par l’esprit, essaya de les unir à l’aide d’une sublime conciliation, et de résoudre, par l’harmonie éternelle de leur coexistence, l’inaccessible problème de leur rapport : après avoir tenté ces grands efforts, produit ces beaux génies, enfanté ces vastes systèmes, la philosophie de Descartes s’était épuisée.

Il s’en était formé une autre dont le point de départ, toujours pris dans l’homme, n’étant pas la pensée, mais les sens, devait avoir un autre cours, d’autres suites, et conduire à des conceptions plus extérieures. Cette philosophie, qui est un des grands côtés de la pensée humaine, s’était particulièrement développée chez une nation douée d’un esprit plus fort que fécond, chez une nation moins philosophique encore qu’expérimentale, adonnée surtout à l’observation, où elle porte une sagacité opiniâtre, engagée dans les voies de la pratique, où elle marche avec une puissance incomparable, demandant aux théories générales des instrumens d’application, s’intéressant aux idées en raison de ce qu’elles peuvent pour les intérêts, observant avec patience, concluant avec mesure, agissant sans enthousiasme, mais avec constance, se réglant sur l’expérience pour atteindre en toutes choses son but principal, qui est l’utilité. Cette nation, qui avait eu dans Bacon un précepteur circonspect de l’esprit moderne, auquel il avait recommandé de s’avancer dans les routes de la pensée pas à pas, et, selon son expression, avec des semelles de plomb, et dans Newton le géomètre profond qui avait découvert le principe unique des mouvemens célestes ; cette nation, après avoir produit le sage conseiller de l’expérience et le législateur du mécanisme des mondes, devait s’appliquer à l’étude extérieure de la pensée et donner le théoricien des sens. C’est ce qu’elle fit en produisant Locke.