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DESTUTT DE TRACY.

nier d’un extérieur grave qui, à peine entré, tira d’un portefeuille une écritoire, une plume, de volumineux papiers, se plaça devant une mauvaise table, et se mit à travailler avec autant d’attention et de calme qu’il aurait pu en montrer s’il avait été, dans son cabinet, libre et seul. Ce prisonnier était M. Jollivet, qui fut depuis conseiller d’état sous l’empire, et le travail dont il s’occupait avec un si complet oubli de sa position était le fameux système hypothécaire, qu’il fonda plus tard et qu’il calculait alors sur le cadastre de la France. M. de Tracy fut attiré vers lui par la conformité des habitudes studieuses, et, dès ce moment, un attachement solide l’unit à M. Jollivet. Les deux nouveaux amis, transférés ensemble à la prison des Carmes, eurent le bonheur d’y être enfermés dans la même cellule. Le travail les aida à supporter les ennuis et à oublier les périls de leur captivité.

C’est en effet là que M. de Tracy, reprenant ses études interrompues, poursuivit les recherches qui devaient illustrer son nom, et passa de l’étude de la nature à l’étude de l’homme. C’est dans les murs de sa prison qu’il remonta jusqu’à cette libre pensée humaine, rayon descendu du foyer divin pour éclairer à la fois et pour réfléchir l’univers ; cette pensée qui, sans étendue, se joue à travers l’espace, sans forme perçoit les objets et les atteint jusque dans l’immensité où ils sont répandus, qui, spirituelle et indivisible, pénètre la matière et la décompose, qui, ne pouvant être ni aperçue ni saisie, voit, sent, se souvient, juge, classe, et se trouve dans une si harmonieuse correspondance avec le monde extérieur, qu’elle a des images pour ses objets, des lois pour ses faits, des causes pour ses accidens, et de sublimes conjectures pour ses conséquences finales ; cette pensée qui seule a reçu la confidence de la création et le soin de la développer dans ses plans secondaires ; cette pensée en un mot qui paraît avoir été introduite dans l’univers pour que toutes ses merveilles pussent être comprises, pour que Dieu fût admiré dans son œuvre et continué dans ses desseins.

Au moment où M. de Tracy aborda ce grand sujet, l’esprit philosophique avait changé de caractère et de direction. Il ne portait plus ses hardies recherches et sa vaste curiosité sur les anciens objets de son examen. Le mouvement philosophique qui remontait à l’auteur des Méditations, au rénovateur de la pensée humaine, était depuis long-temps parvenu à son terme. Après avoir fécondé le grand siècle ; après avoir, par la vertu de sa méthode et par l’élan imprimé aux intelligences, provoqué les plus magnifiques découvertes dans