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DESTUTT DE TRACY.

trouve les siennes dans l’affaiblissement des ames et l’affaissement des états.

Il fallut bientôt défendre la révolution après l’avoir accomplie. L’Europe s’apprêtait à la combattre. Elle espérait triompher sans peine des idées par les armes et mettre promptement à la raison ces bourgeois indociles qui voulaient être libres, et qu’elle ne supposait pas devoir être braves. L’armée de l’ancienne monarchie était désorganisée. Image fidèle de la société civile, après avoir été longtemps livrée au privilége, elle était alors en proie à l’anarchie. L’esprit de la révolution et la loi de l’égalité, s’y étant introduites, y avaient porté l’animosité et la confusion, en attendant de la soumettre à cette unité puissante et d’y développer cette émulation féconde qui devaient rendre irrésistible le choc de ses masses et faire bientôt de tant d’obscurs soldats de si glorieux capitaines.

La plupart des officiers avaient quitté l’armée pour émigrer. Ceux qui n’avaient point abandonné leur patrie et qui se proposaient de défendre la révolution avec un dévouement sincère, restaient suspects. M. de Tracy avait eu le bonheur et l’habileté d’inspirer une confiance affectueuse au régiment de Penthièvre, qu’il commandait depuis plus de dix ans, et qui, témoin de son constant esprit de justice envers les sous-officiers et certain de son loyal attachement à la cause populaire, lui demeurait inébranlablement fidèle. Dans ce temps de péril et de suspicion, M. de Tracy aurait voulu combattre à sa tête ; mais il ne le put pas. M. de Narbonne, alors ministre de la guerre et avec lequel il s’était lié d’une étroite amitié à l’université de Strasbourg, le nomma malgré lui maréchal-de-camp, et mit sous ses ordres toute la cavalerie de l’armée du nord, que commandait le général Lafayette.

Avant d’aller occuper son poste, au printemps de 1792, M. deTracy se présenta aux Tuileries pour prendre congé du roi. Le même jour, à la même heure, s’y présentait aussi un homme de grande naissance prêt à partir pour l’émigration. Entre ces deux serviteurs de la vieille et de la nouvelle monarchie, les préférences ne furent pas douteuses. Celui qui se rendait à Coblentz, avec l’intention non déguisée de rentrer bientôt en France les armes à la main, fut comblé d’attentions ; celui qui se rendait à la frontière, pour y défendre son pays contre l’Europe, n’obtint ni une parole ni un regard. M. de Tracy se retira, l’ame remplie des plus tristes pressentimens, et il vit, dans un avenir prochain, ou la France livrée à l’invasion