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DU MOUVEMENT PHILOSOPHIQUE.

Cela ne prouve rien sans doute, et M. Rousselot dira de saint Anselme ce que disait Malebranche de cet infâme athée de Vanini, qui, pour cacher son athéisme, avait malicieusement écrit une démonstration sans réplique de l’existence de Dieu. Bien plus, suivant M. Rousselot, le célèbre argument de saint Anselme, qui est celui de Descartes, qui est celui de Leibnitz, et que certains savans veulent retrouver jusque dans saint Augustin et dans Platon, cet argument conduit directement au panthéisme, et c’est pour cela que Fénelon ne s’en est pas voulu servir. Le malheur, c’est que Fénelon s’en est servi, et je renvoie M. Rousselot à la page 169 de l’Existence de Dieu.

« L’ouvrage d’Anselme qui nous montre le philosophe à découvert, dit M. Rousselot, est son Dialogue sur la vérité ; c’est là que, s’oubliant pour ainsi dire, il plonge dans l’abîme métaphysique, dans le vrai en soi, l’intelligible de Platon, le vide Sunya du bouddhisme, en ramenant tout à l’unité. » Ne parlons pas de ce style. Que signifient tous ces rapprochemens ? M. Rousselot sait-il bien ce qu’il fait quand il rapproche un peu plus loin l’unité de saint Anselme de l’unité de Plotin ? Sait-il seulement ce que c’est que l’unité de Plotin ? ce que c’est que la substance et le panthéisme ?

Quelle histoire à écrire que cette scholastique ! Pendant que le monde s’agite au dehors dans une sorte de chaos, au milieu de ces guerres sans merci, de ces vengeances impitoyables, de cette invincible et brutale ignorance, les couvens gardent précieusement le feu sacré de la science. Là des moines à demi barbares, assujettis à la règle, occupés à dompter leurs passions, à plier leur esprit sous le joug de la foi et de l’autorité, asservis à un jargon inintelligible, entravés par des règles puériles, agitent encore malgré eux ces grands problèmes de la science, et retrouvent, quoi qu’ils fassent, au fond de leur ame cette curiosité innée à l’esprit humain, qui engendre la philosophie et ne permet pas à la raison de s’abdiquer. La même foi qui, vaincus, les rend intrépides, vainqueurs, en aurait fait des persécuteurs implacables. Tour à tour victimes et bourreaux, tandis qu’ils demandent des chaînes et applaudissent à leur propre supplice, l’indépendance de la pensée rompt toutes les barrières ; elle triomphe de l’inquisition et des bûchers, et, pour dernière victoire, de la conscience même des philosophes. M. Rousselot n’a pas compris cette longue lutte de deux principes opposés sans être contradictoires ; il n’a pas su écrire cette autre histoire des conquêtes de la liberté, qui triomphe sur le forum romain, où l’on brûle Giordano Bruno, et sur la place du Salin à Toulouse, quand les cendres de Vanini sont jetées au vent.