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passe pour avoir été l’inventeur du cothurne. J’avoue n’avoir pu trouver aucune trace de ce fait, qui, dans tous les cas, ne me paraîtrait pas admissible. On lit, il est vrai, dans Suidas : « Aristarque de Tégée donna le premier aux drames la longue durée qu’ils ont de nos jours. » Mais évidemment cette phrase n’a pas rapport à la taille des acteurs.

Dans les temps les plus éloignés, on appelait cothurnes une sorte de brodequins particuliers aux chasseurs de cerfs de l’île de Crète, et qui fut adoptée plus tard par les montagnards de la Laconie. C’était une sandale lacée sur le pied par des courroies qui montaient jusqu’à mi-jambe. Hippocrate recommande en plusieurs endroits l’usage de ce brodequin crétois, pour prévenir les dislocations des chevilles[1]. Il était donc fort simple qu’Eschyle ornât de cette utile et légère chaussure le pied des choreutes, qui dansaient dans les chœurs de ses pièces, ce qu’il fit notamment dans les Eumenides. Grace au jeu des lacets, le cothurne allait aux pieds de tout le monde ; c’était, suivant le scholiaste d’Aristophane, la chaussure des hommes et des femmes, et on l’adaptait aux deux pieds indifféremment. Cette facilité fit appeler en Grèce Κόδορνοι les gens qui changent trop aisément d’amitiés et d’opinions. On donna particulièrement ce sobriquet à Théramène[2], un des trente tyrans d’Athènes, célèbre par sa versatilité et par la facilité avec laquelle il entrait dans tous les partis[3].

Le premier cothurne, celui des chausseurs crétois, dont Eschyle s’avisa de parer les choreutes qui dansaient sur l’orchestre, diffère absolument de celui que ce même Eschyle donna aux acteurs qui jouaient sur la scène. Cette dernière chaussure était une combinaison du brodequin crétois et de la triple ou quadruple semelle de liége des souliers tyrrhéniens. Nous trouvons dans plusieurs monumens antiques de remarquables exemples de cette seconde espèce de cothurne. Je citerai seulement une statue de Melpomène placée sur un sarcophage du musée Capitolin, une autre Melpomène de la villa Borghèse, ainsi qu’une peinture trouvée à Pompéï[4] et représentant une scène tragique à deux personnages de femme ; enfin, on peut voir au

  1. De Artic., S. 73, t. II, p. 629, ed. Lind.
  2. Xenoph., Hellen., lib. II, p. 468.
  3. Napoléon disait dans le même sens de Fouché : « Il est toujours prêt à mettre le pied dans le soulier de tout le monde. »
  4. Mus. Borbon., t. I, t. XXI.