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vent nous donner une idée exacte des représentations de la tragédie en Grèce. M. Schlegel, qui ne recule jamais devant sa pensée, juste ou fausse, n’a pas craint d’avancer que « les plus belles statues grecques, douées de mouvement et de vie, nous offriraient une image frappante du spectacle des anciens[1]. » Je crois, au contraire, avec le célèbre Otfried Muller, dont l’archéologie déplore la perte prématurée, que c’est là une erreur capitale : « Pour se faire, dit Otfried Muller, une idée juste de la représentation d’une ancienne tragédie, il est nécessaire d’écarter tout-à-fait de notre esprit l’image que nous nous faisons des personnages de la mythologie grecque, d’après les notions empruntées à la statuaire antique. Le vêtement que les divinités grecques et les héros recevaient au théâtre, ne peut, en aucune façon, être comparé à celui que l’art plastique avait coutume de leur attribuer[2]. »

En effet, le vêtement théâtral n’était ni le vêtement usuel des habitans de la Grèce contemporains d’Eschyle et de Sophocle, ni le costume antérieur et conventionnel que les peintres et les sculpteurs prêtaient aux dieux et aux héros, et que nous appelons le costume héroïque. Le vêtement dont la tradition s’est maintenue sur le théâtre des anciens jusqu’à l’extinction du polythéisme, n’a résisté si long-temps à toutes les variations du goût et de la mode que parce que son origine était religieuse et sacerdotale. Tous les monumens nous prouvent que le costume théâtral institué par Eschyle n’était qu’une modification du vêtement presque oriental usité dans les fêtes, dans les processions, et probablement aussi dans les mystères dionysiaques. L’identité de la longue robe tragique, στολή, et de celle que portaient dans la célébration des rites secrets l’hiérophante et le dadouque, est attestée par Athénée[3]. Seulement cet écrivain prétend que les prêtres, jaloux des succès du théâtre, approprièrent au culte les costumes inventés par Eschyle, tandis que le contraire est infiniment plus vraisemblable. Cette longue robe rayée et bariolée de diverses couleurs pâles, quelquefois brodée d’or[4], toujours coupée droit et attachée par une haute et large ceinture, descendait jusqu’aux pieds des tragédiens, ce qui la fit nommer par les Grecs χιτών ποδήρης et tunica talaris par les Romains. La tunique qui servait pour les rôles de femmes descendait même encore plus bas et traî-

  1. Cours de Littérature dramatique, t. I, p. 110 ; trad. franç.
  2. Otfr. Muller, Eumenid., p. 109.
  3. lib. I, p. 21, E.
  4. Poll., lib. IV, § 115, et lib. V, § 100.