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LA POÉSIE LYRIQUE EN ALLEMAGNE.

pour nous la nature, cette excellente mère ; seulement, n’ayons garde de nous croire de si grands héros, car alors la timide mère se retire et dérobe ses secrets à notre grandeur. »

Dans les Reiseschatten, cette espèce de monstre esthétique dont nous avons parlé, cet amalgame bizarre d’arabesques humoristiques, on rencontre aussi, comme un motif éternellement cher au poète, cette idée de magnétisme et de seconde vue ; et, par un surcroît d’analogie qu’on n’enregistre qu’avec peine, comme si la nature eût voulu compléter, selon les règles traditionnelles, cette étrange figure de philosophe visionnaire au XIXe siècle, Kerner, sur ses vieux jours, se trouve menacé de cette infirmité que la légende attribue aux poètes et aux devins de l’antiquité[1].

Esprit méthodique, mais honnête, convaincu, persistant, Kerner n’a jamais varié. Prosateur, poète, vous le retrouvez toujours égal, identique à lui-même. La Visionnaire de Prevorst, les Reiseschatten, les Gedichte, sont pour lui trois cycles dont il ne saurait se départir ; les fondemens de ces ouvrages, rayonnemens d’une même idée, une fois jetés à ses premiers pas dans la carrière, il n’a plus fait qu’y revenir, ajoutant çà et là, complétant, aimant mieux un appendice qu’un volume. Aussi, qu’il philosophe, qu’il rêve ou qu’il rime, vous ne voyez guère que le nombre de ses livres s’en augmente : les faits de l’ordre magnétique vont à la Visionnaire, les fantaisies aux Reiseschatten, les lieds nouveaux aux poésies, qui s’augmentent ainsi à chaque édition, naturellement et presque sans qu’on s’en aperçoive. Pour une hirondelle de plus, le printemps ne change pas. Au déclin de l’âge, ses lieds ont encore la fraîcheur et les graces de la jeunesse, et le seul trait qui les distingue dans leur famille harmonieuse, c’est la mélancolie plus profonde et le détachement terrestre qu’ils respirent. Il n’y a point à rechercher quels progrès Justin Kerner a fait faire à la muse allemande. La nature domine ici trop ouvertement toute question d’art, de cul-

  1. Kerner devient aveugle ; depuis quelques années, sa vue s’est affaiblie au point qu’il a aujourd’hui toutes les peines du monde à tracer quelques lignes. Épreuve bien douloureuse pour un chantre du soleil et de l’arc-en-ciel, mais supportée avec résignation, et à laquelle ses récentes poésies, non moins que ses entretiens familiers, contiennent de touchantes allusions. C’est ainsi qu’il disait, l’an passé, à une jeune femme venue de loin pour le visiter, et qui lui promettait de revenir : « Hirondelle qui ne passe qu’une fois l’année, quand vous reviendrez au printemps, je ne vous verrai plus. »