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LE DERNIER OBLAT.

arrêté près de la porte du vieux cimetière. C’étaient trois frères convers qui arrivaient ; l’un tenait une pioche et une lanterne, les deux autres portaient un brancard.

— Miséricorde ! murmura Estève, un mort !

La fosse était déjà creusée ; les frères y déposèrent le cadavre roulé dans un linceul, puis ils se hâtèrent de la combler sans faire aucune prière, comme s’ils eussent donné la sépulture à un païen ou à un chien. Les deux religieux, cachés entre les arbres, assistèrent en silence à cette lugubre cérémonie. Lorsque les frères convers se furent retirés, le père Timothée prit le bras d’Estève et lui dit avec tranquillité :

— Ce qui vient de se passer est un fait fort simple. Le malheureux qu’on vient d’enterrer secrètement était un fou ou un prisonnier enfermé dans le troisième cloître.

— Rentrons, mon père, rentrons, s’écria Estève avec un tressaillement d’horreur ; je ne puis supporter ces funèbres images… ma raison et ma force m’abandonnent… je deviens lâche, un funeste pressentiment m’épouvante ; j’ai peur de mourir aussi prisonnier ou insensé.

Le père Timothée passa le reste de la nuit près du jeune religieux. Les paroles que lui inspiraient tour à tour sa tendresse d’ame et sa froide raison finirent par être entendues. L’imagination d’Estève se calma, les fantômes qui l’obsédaient s’évanouirent, mais il demeura plongé dans un abattement profond. Comme le père Timothée l’exhortait à subir sans révolte la loi suprême de la nécessité, il lui répondit avec l’accent d’une ame découragée : — Hélas ! mon père, je comprends cette nécessité fatale qui gouverne ma vie, et pourtant je veux en vain m’y soumettre. Que peut la volonté de l’homme contre ces mouvemens intérieurs qui le troublent et le subjuguent ? Je succombe à de funestes impressions. Cette cellule, que je trouvais autrefois si riante, me paraît aujourd’hui une prison obscure et glacée. Il n’y a plus pour moi de travail ou de distractions possibles ; je porte dans tous les actes de ma vie un invincible ennui ; je m’éteins dans le dégoût et la lassitude de moi-même.

Quelques jours plus tard, Estève reçut la triste nouvelle à laquelle il s’attendait depuis son retour de Paris. Le prieur, supposant que Mme Godefroi avait fait une fin chrétienne, ordonna des prières pour le repos de son ame.