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LE DERNIER OBLAT.

Puis, revenant de ce premier mouvement de surprise, elle ajouta en s’approchant de lui :

— Madame vient d’être prévenue. En apprenant l’arrivée de votre révérence, elle a ressenti une grande émotion. Il faudrait lui laisser le temps de se remettre un peu ; elle est très faible.

Estève s’assit en silence ; il se figurait à quelques pas de lui un lit de mort, le lugubre appareil qui environne les agonisans, et son ame était pénétrée de cette tristesse mêlée d’épouvante qui saisit toutes les créatures humaines à l’aspect des terribles images de la destruction et du néant. Il frémissait à la pensée du tableau qui frapperait ses regards lorsqu’il passerait le seuil de cette chambre où se mourait Mme Godefroi. Un moment plus tard, Andrette revint.

— Entrez, dit-elle à voix basse et en soulevant la double portière de soie qui séparait le salon de la chambre.

Estève s’avança en recueillant toutes ses forces ; mais il ne vit pas ce qu’il avait imaginé, et le spectacle qui s’offrit à ses regards n’avait rien de funèbre. Mme Godefroi était couchée sur une chaise longue, et sa figure, quoique fort pâle et amaigrie, avait encore une expression vivante. Des flots de dentelles cachaient les lignes altérées, la teinte morbide de ses joues ; un mantelet de satin, attaché par un nœud de rubans, couvrait ses épaules et ne laissait voir que ses mains encore belles et d’une blancheur de marbre. La chambre était faiblement éclairée par une lampe d’albâtre, mais les glaces et les dorures réfléchissaient cette douce clarté, et une tenture de lampas blanc et rose jetait sur tous les objets un reflet de couleur tendre. La malade n’était pas seule dans cette chambre si riante, si fraîche, si ornée ; deux jeunes femmes, ses belles-filles, l’entouraient de leurs soins, et tâchaient de la distraire de ses souffrances. Près de la chaise longue, un vieillard et un enfant feuilletaient ensemble un volume de gravures ; ni l’un ni l’autre n’avaient la conscience du malheur qui était près d’arriver. Sébastien Godefroi était tombé depuis quelque temps dans un affaiblissement moral qui le mettait au niveau de l’intelligence enfantine de son petit-fils. Après une vie active et surabondamment remplie, il végétait doucement pendant ses derniers jours, sans s’apercevoir du coup qui allait le frapper à la fin de sa longue et heureuse carrière.

En voyant entrer Estève, Mme Godefroi, enfoncée dans ses oreillers de satin, releva lentement la tête, et dit d’une voix faible :

— C’est vous, mon cher enfant ? Approchez, je n’ai plus la force d’aller au-devant de vous.