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le jeune profès, animé par la pensée de lui succéder un jour, le seconderait dans son œuvre, et ce fut dans ce but qu’il le combla, ce jour-là, des témoignages de sa bonne volonté. À la fin de cette longue entrevue, pendant laquelle Estève s’était borné à l’écouter silencieusement, il se leva en disant : — Réfléchissez à toutes les considérations que je viens de mettre sous vos yeux, mon cher fils, et que votre humilité ne recule pas devant une sainte ambition.

Ensuite, au moment de le congédier, il parut se souvenir tout à coup de quelque chose que lui avaient fait perdre de vue les graves questions qu’il venait de traiter, et, prenant une lettre parmi les papiers épars sur sa table, il la remit à Estève et lui dit tranquillement : — Une personne de votre famille est en danger de mort ; elle voudrait avoir la consolation de vous embrasser une dernière fois. Estève ouvrit la lettre en pâlissant et murmura : — Quelle douleur encore pour ma pauvre mère ! Dans un si court espace de temps, deux pertes si cruelles ! son fils, puis sa sœur !

— Mon cher fils, continua le prieur, vous avez la liberté de vous rendre au vœu de cette femme mourante, je vous donne la permission de quitter le monastère pour deux jours. Allez voir quelle est la fin de ceux qui n’ont pas vécu chrétiennement, et leurs défaillances à ce moment suprême ; allez édifier votre famille par votre présence, et peut-être sauver par vos exhortations une ame condamnée…

— Oui, j’irai, dit Estève d’une voix entrecoupée ; demain, puisque votre paternité m’y autorise, je partirai.

— Aujourd’hui même, si vous voulez, mon cher fils, répondit le prieur ; l’exprès qui a apporté cette lettre a amené un carrosse, et il vous attend dans le logis des hôtes.

Vers le soir du même jour, Estève arrivait à Paris et descendait à la porte d’un des beaux hôtels du quartier Saint-Honoré. La rapidité du voyage, le mouvement de la foule, le fracas de cette immense circulation au centre de laquelle il s’était trouvé en traversant la grande ville, l’avaient jeté dans une sorte de stupeur et de vertige. Ce fut presque machinalement qu’il monta le somptueux escalier et qu’il parcourut les vastes salons de l’hôtel. En entrant dans le salon qui précédait la chambre de Mme Godefroi, il entendit une voix dont l’accent ne lui était pas inconnu. C’était celle d’Andrette, la camériste qui avait jadis suivi la vieille dame dans son voyage en Provence. La pauvre fille s’arrêta toute saisie à l’aspect du jeune profès, et murmura :

— Monsieur Estève ! Grand Dieu, qu’il est changé !