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LE DERNIER OBLAT.

quels il était venu se remettre aux mains du père Anselme, et ce retour vers le passé l’attendrit douloureusement. Il regretta ses croyances perdues, ses jours d’innocence, les ténèbres où il avait marché tranquille jusqu’à ce qu’une lumière fatale lui eût fait voir des abîmes sous ses pas. Cette impression devint encore plus vive lorsqu’il se trouva en présence du prieur ; les années qui venaient de s’écouler n’avaient laissé aucune trace de décrépitude ou de vieillesse sur le front du père Anselme ; c’était toujours la même figure grave et tranquille, le même port de tête imposant, le même geste tout à la fois humble et absolu.

— Mon cher fils, dit-il en faisant asseoir Estève près de lui, voilà plus de sept ans que vous êtes dans notre maison, et je puis rendre témoignage de votre conduite. Elle a été un exemple édifiant pour la communauté et un sujet continuel de satisfaction pour vos supérieurs.

Estève ne put entendre cet éloge sans un secret malaise, une sorte de honte ; sa fierté, sa franchise naturelle, furent près de l’emporter sur sa prudence et sur une longue habitude de réserve et de soumission. Il se contint pourtant et répondit au prieur d’une voix altérée et en baissant les yeux : — Votre paternité m’attribue des mérites que je suis loin d’avoir. Entre toutes les vertus chrétiennes, je n’en possède qu’une : c’est le sentiment profond de ma faiblesse et de ma misère.

La pénétration du prieur ne vit rien dans ces paroles si amèrement sincères ; il les attribua à un sentiment exagéré d’humilité. Sans dévoiler entièrement ses intentions à Estève, il lui parla longuement de l’autorité, des priviléges attachés au sacerdoce, et tâcha d’exciter son ame aux ambitions permises dans l’état religieux. Le père Anselme n’était pas un de ces hommes évangéliques qu’animent une foi simple et le pur esprit de charité. Il avait subi jusqu’à un certain point l’influence de son siècle. Au lieu de croyances, il avait des opinions, et, chez lui, la conviction religieuse empruntait la forme violente des passions politiques. Il voyait avec une indignation profonde les progrès de la philosophie, et il s’y opposait de toutes les forces dont il pouvait disposer. En d’autres temps, il n’eût peut-être pas maintenu si sévèrement la règle dans sa communauté et soumis la vie des religieux à une discipline si rigoureuse ; mais les dangers qui menaçaient la religion le rendaient inflexible et prêt à tout pour la défendre. Il attendait beaucoup d’Estève, bien qu’il le tînt pour un esprit froid et timide. Il pensait que