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encore d’autres exemples moins illustres du même fait ; on en a même vu dans le siècle où nous vivons.

— Et vous, mon père, vous n’avez pas tenté de les suivre ? interrompit Estève ; vous n’avez pas essayé de soulever la pierre de votre tombeau, de sortir d’ici libre, libre à jamais ? Mais quelles considérations ont pu vous arrêter ? Pourquoi portez-vous encore cet habit ?

— Parce qu’il aurait fallu d’abord être hors d’ici pour solliciter et obtenir la permission de le quitter, répondit le vieux moine ; on s’est douté de mon intention, et j’ai été étroitement surveillé. Les dignitaires qui ont successivement gouverné l’abbaye depuis ma profession se sont légué l’un à l’autre le soin d’empêcher que, directement ou indirectement, je fisse des démarches en cour de Rome. J’osai songer à agir moi-même. Pendant des années, j’ai nourri des projets d’évasion, j’ai sourdement combiné les moyens de fuir, mais le plus puissant, le plus sûr me manquait ; je m’en étais privé en faisant vœu de pauvreté.

— Il est vrai, dit Estève en passant la main sur sa robe de laine blanche, celui qui sortirait d’ici n’aurait pas de quoi s’acheter un autre vêtement, ni les moyens de se procurer un abri.

— Voilà pourquoi l’on reste, reprit froidement le père Timothée ; ce n’est pas la voix de leur conscience, ni la crainte de Dieu, ni aucune considération semblable, qui retient la plupart de ces moines : c’est l’impérieuse loi de la nécessité. Qui oserait franchir cette porte ouverte au-delà de laquelle tous les chemins nous sont fermés ? Depuis que je suis ici, deux religieux seulement ont tenté cette terrible chance : l’un est revenu de lui-même, ne sachant où trouver un asile, et il en a été quitte pour faire amende honorable devant la communauté capitulairement assemblée ; l’autre a été arrêté à la frontière de Hollande, et ramené au couvent, du moins on l’a dit ; ce qu’il y a de certain, c’est que je ne l’ai jamais revu. Sans doute il a subi, ici ou dans quelque autre maison de l’ordre, le châtiment de sa faute.

— La séquestration, une prison perpétuelle ! murmura Estève en frissonnant, car il s’était tout à coup souvenu du spectre qu’il avait aperçu naguère, et de ce que le père Bruno lui avait dit des malheureux enfermés dans l’enceinte du troisième cloître.

Le lendemain, à l’issue de la messe, Estève monta à la cellule du prieur. Au moment de franchir la porte qu’ouvrait devant lui le même frère convers qui jadis l’avait introduit dans l’abbaye, il se souvint de son arrivée à Châalis, de la confiance, du pieux espoir avec les-