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en pressant de ses lèvres la main qui essayait de serrer une dernière fois la sienne.

En ce moment le prieur entra, suivi de deux autres religieux, et commença les prières des agonisans. Vers le matin, au premier rayon qui pénétra dans la cellule, le père Bruno cessa de vivre.

Lorsque tout fut fini, le prieur et ses deux acolytes se retirèrent lentement ; Estève sortit le dernier de la chambre mortuaire. Alors seulement il s’aperçut que le père Timothée avait veillé toute la nuit dans le dortoir. Le prieur avait aussi reconnu le vieux moine, et, arrêtant sur lui un regard sévère, il dit durement :

— Votre révérence a voulu voir comment on meurt chrétiennement ; qu’elle se souvienne à sa dernière heure de la fin édifiante du père Bruno.

Le vieillard écouta ces paroles d’un air impassible, et, lorsque le prieur et sa suite se furent éloignés, il se rapprocha d’Estève, qui s’en allait seul, la tête baissée sur sa poitrine, et il l’accompagna silencieusement jusqu’à sa cellule. Cette marque de sympathie et d’intérêt toucha l’ame affligée d’Estève, et acheva de vaincre le secret éloignement qu’il avait ressenti si long-temps pour le père Timothée.

— Oh mon père ! dit-il, vous comprenez ma détresse, mon désespoir, et vous venez à mon secours ; que votre charité soit bénie !

De ce moment datèrent de nouvelles relations entre le jeune profès et le père Timothée ; mais il fallut apporter dans cette intimité, qui s’accroissait de jour en jour, beaucoup de prudence et d’apparente réserve. Le prieur s’immisçait continuellement dans la vie des religieux soumis à son autorité ; il surveillait d’une manière occulte toute leur conduite, et savait mettre un terme aux liaisons qui lui déplaisaient. Il haïssait et redoutait le père Timothée, dont il soupçonnait depuis long-temps les secrètes et monstrueuses hérésies, et il n’eût reculé devant aucun moyen pour rompre les relations qui s’étaient établies à son insu entre ce réprouvé, comme il l’appelait, et le religieux qui donnait les meilleurs exemples à la communauté. Au milieu de ses troubles d’esprit les plus amers, de ses alternatives les plus douloureuses de révolte et de résignation, Estève n’avait jamais commis une seule faute contre la règle, il n’avait trahi par aucune manifestation imprudente la transformation qui s’était lentement opérée dans ses sentimens et ses croyances, et il passait généralement pour une ame simple, pieuse, humble, et docile jusqu’à la plus entière abnégation. Il avait dû à cette opinion bien accré-