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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

maître d’école, qui porte un nom admirable ; je l’ai cité déjà ; il s’appelle Holoferne. Il recommande à ses élèves de bien conjuguer, de bien décliner, de ne faire attention qu’aux mots, jamais aux pensées : c’est ce que nous recommandent aussi les esprits fanatiques qui ne veulent pas que la destinée et l’histoire de l’humanité nous intéressent, et qui nous permettraient de nous occuper de littérature, sous condition que ce fût une littérature de bouts-rimés. Ils nous pardonneraient d’être annalistes littéraires, si nous n’examinions rien, si de titre de livre en titre de livre, de date en date, et de néant en néant, nous marchions comme des aveugles dans une caverne.

Mais il faut pénétrer le sens des époques et non transcrire des titres et des dates. Quand je jette un regard sur ces vastes répertoires où les cadavres et les débris des diverses littératures sont étiquetés et rangés, je suis saisi d’effroi. Je cherche la pensée et ne vois que la mort. Je répète comme Hamlet se moquant de Polonius : Words ! words ! words (des mots ! des mots ! des mots !). Ces livres de classification sont très utiles, et je n’en disconviens pas, aussi utiles que les registres de nos naissances et de nos décès. Les familles littéraires y trouvent leurs annales, leurs généalogies, leurs affinités. Mais ce qui nous intéresse, c’est la pensée. Comment s’est fabriquée la civilisation ? Comment se sont formées les littératures ? Voyez-vous ce beau rayon lumineux qui part de l’Italie, qui traverse l’Espagne, qui se joue sur la France, l’Angleterre, l’Allemagne, éclaire, échauffe, féconde le Nord, puis s’efface, s’éteint, s’épuise, laisse le Midi enveloppé d’une pâle brume, et le Nord intellectuel saturé de lumière et de chaleur ? Voyez cette marche merveilleuse et féconde de la pensée humaine héritant de toutes les richesses, ne perdant rien du passé, se transformant toujours. Comment la connaître ? Où l’étudier ? Chez Bouterwek, classificateur sec et diffus de la poésie espagnole ? Chez l’érudit et ingénieux Ginguené, chroniqueur philosophique de la poésie italienne ? chez l’abbé Goujet, annaliste scrupuleux de nos richesses littéraires ? Le magnétisme des intelligences ne se trouve pas là. Goethe en Allemagne, Coleridge en Angleterre, M. Villemain en France, ont donné de plus profitables exemples. Admirable chose, en vérité, que cette gravitation perpétuelle ; toutes ces nations, les unes barbares et s’éclairant ; les autres civilisées, éclairant leurs voisines ; d’autres éteintes et reposant jusqu’au moment de la résurrection ; quelques-unes suspendues entre la barbarie et la civilisation, entre les ténèbres et la lumière ! Belle étude que celle de leurs œu-