Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/568

Cette page a été validée par deux contributeurs.
562
REVUE DES DEUX MONDES.

par l’Europe du Midi ; ce fait bizarre en dit plus qu’une théorie. On répond aux théories ; que répondre au fait ?

Brandt, si grossier qu’il fût, méritait l’honneur d’être traduit, commenté, cité même par Érasme. Son ébauche est digne d’attention. Une main habile et délicate ferait encore aujourd’hui quelque chose de ce vaisseau fantastique que le juriste de Strasbourg créa dans sa gaieté. Imaginez une mer des fous, grand chemin orageux, qui doit les conduire au bonheur ; les vagues bleues et phosphorescentes offrant dans leurs sillons lumineux tout ce que les fous espèrent : des montagnes d’or brillant aux yeux des avares, des flots de liqueurs enivrantes promises aux sensuels, des syrènes belles comme le jour aux voluptueux. La carène se balance sur ces vagues folles. Elle est construite par des fous, et comme des fous doivent construire ; la proue occupe la place de la poupe, et le gouvernail est renversé. On a mis le capitaine à fond de cale, et le cuisinier sur le grand mât. N’est-ce pas un texte digne de Swift que cette description de l’équipage fou, de la carène folle, et de l’anarchie des passagers ? Rien n’empêcherait le rénovateur de cette fable antique, de placer sur le pont et dans les vergues les plus charmans ridicules de ce temps-ci : le génie méconnu, l’ame incomprise, la femme libre, le créateur des religions, et ceux qui sont dieux, demi-dieux ou quarts de dieux. Cette cargaison de folies diverses aurait assurément piqué l’imagination moqueuse de Swift, de Sterne ou de Voltaire ; ces hommes d’un esprit rare et subtil en eussent fait une œuvre charmante. Brandt n’a pas osé ou n’a pas pu ; il est retombé de tout son poids dans la moralité vulgaire, laissant à ses continuateurs le soin de cultiver le champ de l’observation moderne.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que l’enfant du Nord se prétend l’élève et l’imitateur du génie méridional. Au commencement du même siècle, un de ces hommes qui escamotent le succès et qui croient avoir dérobé la gloire, Jean-Baptiste Spagnuoli, né à Mantoue, et que ses compatriotes crurent plus grand que Virgile, avait essayé l’analyse des vices humains, mais selon la mode italienne et méridionale. Ses vers, qui ne sont que des sermons diffus, jouirent d’une vogue extraordinaire. Au lieu d’individualiser des portraits, il les divise en types et en symboles ; Gastrimargia, Philargyria. Spagnuoli les allégorise, les costume, les peint en détail, comme autant de divinités païennes ; c’est un olympe sorti du cerveau d’un casuiste, et où chaque péché tient lieu d’une idole. Ce Spagnuoli, espèce d’Ovide manqué, qui avait de l’imagination et de la facilité