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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

et à mesurer chaque homme, à examiner sa valeur, à peser son caractère, à le soumettre au scalpel. On ne veut plus d’espèces ; on ne reconnaît que des individus. Sans doute les esprits superficiels nieront cette singulière et antique tendance de la littérature septentrionale ; elle n’en est pas moins éclatante aux yeux de qui sait voir dans la profondeur et mesurer ce qui est vaste. La profondeur n’exclut point la vérité, ni l’étendue, la précision.

III. — LE VAISSEAU DES FOUS. — SÉBASTIEN BRANDT. — ALEXANDRE BARKLAY.

Ce roman du Renard, étude de caractères analysés avec une vivacité sagace, avec une rustique et brutale finesse, avec une causticité sévère et moqueuse, défraya l’espace entier qui sépare le XIIIe siècle du XVIe. Le Nord vivait encore sur ce livre bizarre, inconnu d’ailleurs des gens du Midi, lorsque, vers la fin du XVe siècle, un savant et grave jurisconsulte de Strasbourg, nommé Sébastien Brandt, s’avisa de poursuivre cette voie de l’observation des mœurs.

Rien n’était alors plus rare qu’un livre allemand, si ce n’est un livre allemand original. Brandt, comme l’auteur du Renard, comme l’auteur du Renner, écrivit, sur toutes les folies de son temps, un livre en vers allemands, qui frappaient tous les états, toutes les situations et tous les âges. Ce livre fut accompagné de gravures sur bois curieuses et énergiques, vraies caricatures de l’époque. Ce qui distingue cette nouvelle expérience, ce qui la détache du Coureur et du Renard, c’est que notre Alsacien a pour ainsi dire armorié son œuvre du grand symbole du moyen-âge. Tous les personnages qu’il jette en scène sont des fous : il les coiffe du bonnet à deux cornes et les arme de la marotte à grelots. Selon lui, les variétés de la vie humaine ne sont que folie. Mettant à contribution son invention et son esprit, il frète un beau navire qu’il appelle Narrenschiff (le vaisseau des fous), et sur le pont duquel il entasse ses passagers, les fous, les hommes, ses amis, le monde, les caractères.

Tout cela n’est pas mal ; et si le vaisseau avait navigué, si les mœurs et les habitudes des divers fous s’étaient révélées, s’ils avaient joué chacun son rôle jusqu’au naufrage, on eût applaudi une telle invention. Mais certains esprits n’ont de force que pour l’ébauche. Notre ami Sébastien se contenta d’indiquer rudement ce qu’il n’avait pas la puissance de terminer. Il moralisa, disserta, fut pédant et entassa le lieu-commun ; ce qui n’empêcha pas l’Europe du Nord d’adopter son vaisseau. L’Europe du Nord ne fut point imitée