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DU ROMAN DANS L’EUROPE MODERNE.

qu’au fond du XIe et du IXe siècle ; elle est si complètement européenne, que chaque peuple du Nord se l’est appropriée. L’édition anglaise de Caxton traduite du hollandais (1481), — l’édition hollandaise de Delft (1484), — la version saxonne de Lubeck (1498), — l’imitation française de Jacquemars Gielée, composée en français wallon, vers 1290, ne sont point semblables, mais seulement analogues à plusieurs égards. Dans tout le Nord, la fortune de ce conte a été immense. On en rencontre des versions diverses, composées en bas allemand, haut allemand, danois, suédois, anglais ; partout ce ne sont que continuations, plagiats, imitations ; ce livre a eu tous les honneurs. Fleuve dont la source jaillit au loin du fond de cavernes ténébreuses et inconnues, et qui a reçu les eaux de mille régions diverses, ce n’est plus un livre ; c’est un monde, c’est la vie. C’est le grossier prototype de Shakspeare et de Richardson. Long-temps la Germanie l’a regardé comme son livre de chevet. Les professeurs l’ont commenté ; les courtisans l’ont cité ; les princesses l’ont lu à leur toilette ; les artisans l’ont sali et usé. Pourquoi ?

C’est que ce rude et piquant ouvrage, œuvre de cent mains et qui n’est l’œuvre de personne, émanait spontanément du fond même du nouveau caractère européen, du génie septentrional. Ce n’était, je le répète, le fils de personne ni d’aucun temps, mais de tout le monde et de tous les temps ; ajoutons de tout le monde germain et de tous les temps germains. Au XIXe siècle, Goethe l’a retravaillé et s’est fait lire, tant il restait encore de goût et de penchant pour ce genre et cet ouvrage. Qu’est-ce donc que ce livre ? L’analyse de la vie humaine, tracée avec une joviale, rustique et chaude sagacité. C’est le monde en mascarade, avec des moines-loups, des intendans-renards, des coqs-guerroyans, et mille réalités tristes sous de comiques masques. Le contraste des diversités humaines, finement et profondément marquées, est le caractère spécial du livre. Au-dessus de toutes ces variétés, et triomphant d’elles, plane la Ruse, maîtresse unique, suzeraine du monde. C’est ce que vous dit l’auteur lui-même dans son épigraphe :

Ut vulpis adulatio
Dans mon livre fait son affaire,
Sic hominis et ratio
Ressemble au renard sur la terre.[1].

  1. Ut vulpis adulatio
    Nu in de werdle blikket,
    Sic hominis et ratio
    Gelyk dem Fos syk shikket.