Page:Revue des Deux Mondes - 1842 - tome 30.djvu/520

Cette page a été validée par deux contributeurs.
514
REVUE DES DEUX MONDES.

sont d’un souvenir assez récent pour qu’il soit inutile de les rappeler ici avec étendue. On a beaucoup vanté l’apparente organisation que Méhémet-Ali et Ibrahim-Pacha avaient établie en Syrie, et la paix qui régnait sous leur administration. C’est encore là une de ces illusions égyptiennes auxquelles nous nous étions abandonnés avec une légèreté qui a porté ses fruits. La domination du vice-roi était, en réalité, la plus dure, la plus inique et la plus oppressive que la Syrie eût jamais supportée. Elle réalisait véritablement ces mots bien connus : Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant. Elle comprimait, il est vrai, tous les élémens de désordre et d’anarchie qui divisaient perpétuellement la Syrie, mais c’était au prix d’une oppression impitoyable et également dure pour tous. Ibrahim-Pacha ne maintenait son autorité dans le Liban qu’à l’aide de l’émir Beschir, et en divisant et armant les unes contre les autres les populations de la montagne. Il contenait les Druses par les Maronites, et les Maronites par les Druses. Il avait introduit dans le Liban la mesure abhorrée de la conscription, et chaque fois qu’il voulait l’exécuter, il était obligé de procéder à un désarmement général. En 1834, il lança les Druses contre les Maronites qui furent écrasés et obligés de livrer soixante mille fusils ; puis, aussitôt après, plusieurs régimens égyptiens, guidés à leur tour par les Maronites, envahirent la montagne et désarmèrent les Druses. Alors les impôts s’établirent, et la conscription eut lieu. Quatre années après, en 1838, lors de la révolte des Druses dans le Hauran, Ibrahim-Pacha rendit des armes aux chrétiens, et rejeta sur les Druses les Maronites altérés de vengeance. À cette époque, deux mille Druses, pour se soustraire à la colère du pacha, qui, par politique, était obligé de ménager les chrétiens, se firent baptiser en masse ; puis, aussitôt le danger passé, ils retournèrent à leur première croyance.

C’est à l’aide de cette politique constante de division, à laquelle se prêtait volontiers le vieil émir Beschir, que les Égyptiens maintenaient dans le Liban une domination plus dure que n’avait jamais été celle des Turcs. Aussi, quand après la bataille de Nezib, en 1839, il parut probable que l’Europe allait intervenir, toute la montagne commença à fermenter. On attendait comme des libérateurs les Francs annoncés par les prophéties. Méhémet-Ali préparait une conscription générale. Les Druses et les chrétiens se réunirent à Deir-el-Kamar, et renouèrent leurs anciennes alliances ; des troncs furent établis partout dans la montagne pour recevoir les offrandes destinées à l’achat d’armes et de munitions.

On se rappelle comment l’insurrection du Liban hâta la conclusion du traité de juillet 1840. Cependant, à peine le traité était-il signé, que l’on reçut en Europe la nouvelle de la compression de la révolte. L’émir Beschir était resté fidèle à la fortune du vice-roi qui n’était pas encore ébranlée ; le parti aristocratique de la montagne n’avait point participé à l’insurrection, et les évêques menaçaient les révoltés d’excommunication. Mais, ce qui prouvait combien les esprits étaient alors divisés, c’est que les prêtres et les moines avaient pris de leur côté le parti des insurgés et bénissaient leurs armes.