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vie. Un homme de quatre-vingts ans qui, du haut de sa montagne, a vu successivement passer et repasser devant lui les Turcs, les Égyptiens, les Français, Bonaparte, Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha, et en dernier lieu les Anglais et leurs alliés de 1840, a nécessairement une biographie presque à la hauteur d’une histoire. Sa puissance est aujourd’hui dispersée, et depuis que cette main ferme et habile, quoique souvent immorale et cruelle, a cessé de contenir les élémens de division qui fermentaient dans la montagne, le Liban est retombé dans l’anarchie et dans les scènes de carnage, d’oppression et de barbarie qu’il nous présente en ce moment.

Il paraît que la famille des Shaab était entourée, dans le Liban, d’une vénération presque fabuleuse. Ce respect religieux et inviolable avait sa source dans le caractère sacré de cette maison, qui tenait également aux traditions religieuses des Druses et des Maronites, des musulmans et des chrétiens. Les Shaab prétendent descendre d’Aboubeker par les femmes ; toujours est-il que les chroniques arabes font remonter leur origine jusqu’au Ier siècle de l’hégire. D’un autre côté, les Shaab, en religion, sont de véritables Druses ; ils se convertissaient toutes les fois que l’occasion le demandait, de sorte que les musulmans révéraient dans les émirs les défenseurs de leur foi, tandis que les chrétiens voyaient en eux une conquête de leur religion ; les émirs encourageaient toutes ces interprétations, qui consolidaient leur influence.

Quand la race de Fakardin se fut éteinte, l’émir Haydar, de la famille des Shaab, prit le pouvoir, et le transmit, après trente ans, à son fils Mehlem. Celui-ci mourut en 1759. Son fils Youssef n’ayant alors que onze ans, le pouvoir fut remis entre les mains de deux de ses oncles, qui le lui rendirent quinze ans après. Quand Youssef devint prince du Liban, Beschir, fils de son frère, avait sept ans. Il l’attacha à sa personne, et, quelques années après, lui donna une part dans le gouvernement. Le pacha de Saint-Jean-d’Acre était alors Djezzar, qui était en guerre continuelle avec les émirs et leur faisait payer cher l’investiture qu’ils devaient recevoir de lui tous les ans. En 1789, l’émir Youssef, n’étant plus en force, abdiqua et envoya son neveu à Saint-Jean-d’Acre demander l’investiture, comptant reprendre plus tard sa dignité. Beschir la prit si bien, qu’il ne voulut plus la rendre, et la garda. Le pacha, après avoir plusieurs fois vendu aux enchères l’investiture aux deux concurrens, finit par faire pendre l’émir Youssef, et Beschir se trouva en possession de la principauté du Liban. Il épousa la veuve d’un autre prince Shaab, qui lui apporta en dot des richesses immenses. Il jouit paisiblement du pouvoir jusqu’en 1804. Quand Bonaparte mit le siége devant Saint-Jean-d’Acre, il envoya des émissaires à l’émir Beschir pour l’engager à embrasser sa cause. L’émir, avec une prédilection toute musulmane pour le succès, lui répondit qu’il se déclarerait pour lui quand il aurait pris Saint-Jean-d’Acre. Cependant Bonaparte lui fit présent d’un superbe fusil qu’il conserva toujours.

Pendant ce temps, les fils de l’émir Youssef avaient grandi, et en 1804, ayant levé un fort parti dans la montagne, ils forcèrent Beschir à prendre la