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REVUE. — CHRONIQUE.

en le représentant sous les traits d’un vieillard. On peut exalter ou maudire l’ivresse qui en 89 s’empara des esprits ; on ne peut point la nier. Il y avait alors dans le corps social, à l’approche de l’ère nouvelle dans laquelle on allait entrer, quelque chose qui ressemble à la fermentation qu’on remarque dans le corps des jeunes hommes à l’approche du printemps. Il existe un roman écrit dans un style aussi poétique que celui d’Ossian, aussi passionné que celui de Jean-Jacques : c’est le Titan de Jean-Paul Richter. Les premières pages de ce livre nous montrent un homme de vingt ans, qui, élevé au fond de l’Allemagne, parcourt pour la première fois une des îles enchantées de la Méditerranée. Les aspects éblouissans qui se succèdent à ses regards le jettent dans des ravissemens perpétuels ; les montagnes surtout, les montagnes l’attirent, et, quand il a gravi leurs sommets, l’île dont le soleil éclaire à ses pieds les profondeurs verdoyantes, la mer dont il découvre les lointains magiques, l’ardent, le superbe ciel dont les clartés l’inondent, toute la nature dont il s’empare en roi par l’essor radieux de sa pensée, exercent sur lui tant de puissance, produisent tant d’émotions dans tout son être, que, pour empêcher le sang de l’oppresser, il est obligé de lui frayer un passage en se frappant les veines avec la pointe de son poignard. Eh bien ! la société du XVIIIe siècle, aux jours de la révolution, me rappelle ce jeune homme enthousiaste ; elle s’avance comme lui au milieu de mille aspects inattendus qui l’éblouissent et l’enivrent, et, quand l’émotion devient trop forte, elle aussi s’ouvre les veines. Il n’y aurait que des pleurs d’attendrissement à verser en songeant à ce délire, si le sang dont elle se dégageait avait toujours été bu par les champs de bataille, au lieu de l’être trop souvent par l’échafaud.

En faisant du XVIIIe siècle un vieillard, M. Molé a dû lui donner le funeste attribut de la vieillesse, l’impuissance, de sorte que, sans réflexions intermédiaires, sans transition, sans parler en rien de tout l’ordre social dont Napoléon n’a fait que rassembler les élémens, il passe de 89 au 18 brumaire, et alors il nous montre la société qui ressuscite à la voix de Bonaparte, arrêtée par lui dans les actes de sa stérile démence, délivrée de tous les fantômes dont l’entourait son imagination moribonde. Même en parlant avec l’autorité d’un esprit éminent, il est difficile de faire accepter cette manière d’entendre et de raconter l’histoire.

En jugeant l’empire, M. Molé s’est peut-être trop souvenu qu’il avait été le contemporain de l’empereur. Nous ne prétendons pas l’en blâmer, nous comprenons trop bien quel prestige doit s’attacher, pour lui, à de semblables souvenirs. L’éloge de Bonaparte était bien placé d’ailleurs après le jugement sévère de M. de Tocqueville sur son règne. Il n’est point d’attaque contre l’empereur qui ne nous fasse éprouver une souffrance secrète dans notre orgueil national. C’était une belle et heureuse pensée que celle de vouloir sur le champ appliquer un appareil aux blessures faites à ce noble orgueil. Nous regrettons seulement que les sympathies de M. Molé l’aient renfermé dans une seule époque, et qu’il ait oublié les temps dont cette époque fut suivie. Après le régime impérial, il y eut cependant des élans généreux, et