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sion produite par ce noble nom a été profonde, et aussi honorable pour ceux qui la ressentaient que pour celui qui l’avait fait naître. Il n’est point d’homme, en effet, à qui la vieille monarchie doive plus qu’à M. de Malesherbes, et, j’ose le dire aussi, qui doivent plus à cette monarchie. Du haut du trône, les souvenirs peuvent donner à leurs serviteurs des biens qui s’évanouissent et des honneurs qui passent ; du haut de l’échafaud, ils leur lèguent l’immortalité. Les dernières paroles de Louis XVI, au Temple, ont plus fait pour la gloire de Malesherbes que n’auraient pu faire celles de Louis XIV à l’époque où les poètes l’appelaient un dieu et où les peintres lui donnaient la foudre.

Ce qui nous a le plus charmé dans le discours de M. Molé, c’est le tact littéraire qu’il a su réunir à la grace de l’homme du monde en appréciant les œuvres de M. de Tocqueville. Dans quelques phrases nettes et concises, rappelant par leur limpidité et leur prestesse l’agréable et facile manière du XVIIIe siècle, il a caractérisé d’une façon presque complète le talent du nouvel académicien. Le nom de Montesquieu se présente naturellement quand il est question de juger un publiciste. Sans que l’urbanité eût à se plaindre, M. Molé a su rendre au goût et à la vérité l’hommage qui leur était dû, dans le rapide parallèle qu’il a établi entre l’auteur de la Démocratie en Amérique : et l’auteur de l’Esprit des lois. D’Alembert a dit en parlant de Montesquieu : « Il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique dont le roman de Télémaque nous offre les premiers modèles. » Il est évident qu’un pareil éloge ne pouvait pas s’appliquer à M. de Tocqueville. C’est chez Montesquieu que s’opère en quelque sorte la réunion des deux plus beaux âges de notre littérature, le XVIIe et le XVIIIe siècle. À un air de grandeur qui rappelle quelquefois l’âpre et austère façon dont le vieux Corneille entend ses discours politiques, il joint sans cesse le charme caustique et le trait piquant de Voltaire. Ses Lettres Persanes font songer à Labruyère dans leur début ; elles finissent avec une élévation poétique qui étonne. Le génie qui a produit l’Esprit des Lois et le Temple de Gnide est une de ces sources fécondes qui s’échappent en mille cours d’eaux limpides ou impétueux. La calme et sérieuse intelligence qui nous a donné les quatre volumes de la Démocratie en Amérique est une de ces sources abondantes, mais paisibles, qui se contentent d’envoyer leurs ondes dans un seul lit. Il fallait indiquer ces différences, montrer l’intervalle qui sépare la phrase dogmatique de M. de Tocqueville, son expression parfois traînante, de la phrase vive et imprévue, de l’expression à la fois magnifique et concise de Montesquieu : c’est ce que M. Molé a su faire avec moins de mots encore et des mots bien plus éloquens que ceux que je pourrais trouver.

Mais toutes les séductions que M. Molé a déployées dans son discours ne doivent point cependant nous empêcher de faire ici quelques respectueuses réserves, qui tendront moins d’ailleurs à combattre ses opinions qu’à éclairer des questions qu’il est difficile de développer dans un discours académique. Je crois qu’en représentant le XVIIIe siècle sous les traits d’un jeune homme, M. de Tocqueville était plus près de la vérité que le directeur de l’académie