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encore inachevée. Il s’agit de savoir à présent si l’on abandonnera l’édifice, ou si on le laissera s’écrouler sur le sol ensanglanté qui a reçu ses fondemens.

Tel a été à peu près le discours de M. de Tocqueville, qui, suivant la très spirituelle observation de M. Molé, peut servir à donner une idée fort complète de son talent. Du point de vue exclusif de la politique, il est possible que M. de Tocqueville apparaisse avec une originalité véritable : en le considérant, comme il faut le faire surtout dans cette circonstance, sous le rapport philosophique et littéraire, il appartient à une génération de penseurs que nous avons souvent rencontrés. C’est un de ces esprits élevés, mais tristes, qui, faute des divines clartés de l’enthousiasme, s’égarent dans les périlleuses régions où les entraînent un amour désintéressé de l’étude et un désir sincère du bien. Si M. de Tocqueville s’est fait le défenseur des idées qui ont amené la révolution, ce n’est point parce que certains mots exercent sur son cœur la puissance d’un souvenir éblouissant, sur son oreille le charme d’une attrayante sonorité. Il est des ames de patriotes sur lesquelles la date seule de 89 produit un effet puissant, magique, irrésistible, comme le refrain de la Marseillaise, ou le nom d’une de nos victoires. L’ame de M. de Tocqueville n’a rien de commun avec ces frémissantes organisations ; c’est son intelligence seule qu’il a laissé conquérir à la religion de la liberté. Prosélyte fervent, mais sans amour, il s’attache, il se cramponne à la foi nouvelle qu’il a embrassée, comme Pascal s’attachait aux croyances antiques, le doute dans l’esprit et l’effroi au fond du cœur. Il en a besoin pour calmer les inquiétudes qui l’obsèdent, il lui demande de résoudre les problèmes qu’il se pose, et les solutions obscures et violentes qu’elle lui donne lui inspirent à chaque instant d’involontaires répugnances. Un soupir de sainte Thérèse ou une parole de Fénelon plaide avec plus de puissance pour moi la cause du christianisme que les argumens arides et ingrats qu’inspire à Pascal une terreur combattue par ses instincts sceptiques. Une seule phrase de Mirabeau me remuerait plus en faveur de la liberté que toute la métaphysique de M. de Tocqueville. Il est rare que la clarté soit séparée de la chaleur. Les pays froids sont d’ordinaire les pays sombres. Si l’on frissonne souvent en lisant M. de Tocqueville, c’est que souvent aussi on s’avance à travers des brumes.

Les images sensibles que les religions nous présentent nous sont d’un grand secours pour empêcher dans nos esprits la confusion des doctrines et l’obscurité qui s’ensuit. Il n’est point de domaine, si vaste soit-il, qui n’ait besoin d’être limité par un signe. La croix limite nos croyances. Notre patriotisme doit être limité par le drapeau. Eh bien ! ce vieux symbole du sentiment national, qui sert à éclaircir nos idées et à les fixer, M. de Tocqueville, comme trop d’hommes de sa génération, le laisse entièrement dans l’oubli. Il aime la liberté, il aime l’égalité : je le veux bien ; mais ces généreuses passions de son ame, à quelle œuvre, à quel peuple désire-t-il les appliquer ? veut-il qu’elles débordent sur l’humanité tout entière, comme on le rêva un instant au XVIIIe siècle, ou bien veut-il seulement les faire servir à la prospérité de la France ? Voilà ce que laissent ignorer les formules abstraites dans lesquelles