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dîner d’étiquette, n’avait pu l’accompagner, et parla ensuite pendant une demi-heure des choses les plus indifférentes. Les deux femmes ne prenaient à cet entretien que la part indispensable ; elles tâchaient de paraître calmes, mais il était facile de deviner que la marquise luttait contre une secrète épouvante, et que l’inquiétude ôtait à Mme Godefroi une partie de sa liberté d’esprit ordinaire. Au milieu de cette conversation languissante, M. de Blanquefort se tourna vers sa femme et lui dit sans aucun préambule : — Ma visite a aujourd’hui un autre motif que le plaisir de rendre mes devoirs à votre sœur ; je viens vous demander si vous persistez à accomplir le vœu que vous avez fait pour votre second fils.

— Oui, monsieur, répondit la marquise sans hésiter, mais d’une voix mourante.

— En ce cas, j’ai décidé qu’Estève entrerait au noviciat très prochainement, reprit M. de Blanquefort d’un ton bref ; il est temps de commencer ses préparatifs de voyage ; il partira avec madame votre sœur.

Mme Godefroi regarda son beau-frère avec un geste de doute, de stupéfaction ; elle était tentée de prendre ses paroles comme une raillerie, tant cette proposition de mettre elle-même Estève en religion lui semblait étrange. La marquise avait mieux compris l’intention de son mari, et elle s’écria toute tremblante :

— Vous voulez que cet enfant parte avec ma sœur ; et où doit-elle le mener, monsieur ?

— Ne l’avez-vous pas deviné déjà ? répondit froidement M. de Blanquefort ; dans la maison dont l’un des mes proches parens, le révérend père Anselme, est prieur, à l’abbaye de Châalis.

— Si loin de moi, mon Dieu ! si loin que je ne le reverrai jamais, murmura la marquise avec désespoir. Ah ! monsieur, j’avais espéré que vous ne me sépareriez pas ainsi de lui, qu’il me serait permis de le revoir quelquefois. Le sacrifice que vous ordonnez est au-dessus de mes forces.

Le marquis la regarda fixement, et dit avec le même calme : — Il dépend de vous de ne pas l’accomplir. C’est vous qui avez décidé du sort de cet enfant, qui l’avez voué à Dieu ; vous pouvez le lui reprendre ; le pape vous relèvera de votre vœu.

— Ma sœur ! s’écria Mme Godefroi incapable de se contenir plus long-temps ; ma sœur, c’est le parti que vous dictent la raison, la justice, vos sentimens de mère. Quel scrupule, quelle frayeur insensée peut vous arrêter ?