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ESSAIS DE PHILOSOPHIE.

à nu ce vice de l’école rationaliste, en acceptant franchement la conséquence. Descartes pose le principe, Kant développe et exagère la conséquence ; Reid accomplit la méthode et donne au rationalisme le moyen dont plus tard il pourra faire sortir la réfutation victorieuse de Kant. Telles sont les trois grandes phases du rationalisme moderne, les trois systèmes auxquels il se rattache. Ainsi M. de Rémusat nous montre à la fois la plus grande plaie du rationalisme et le remède qui doit la guérir.

Dans l’histoire de la doctrine rationaliste, le sensualisme doit avoir sa place, puisqu’il en est l’adversaire naturel. Aujourd’hui, le sensualisme n’existe plus en France parmi les écoles philosophiques ; il est mort de sa propre faiblesse, plutôt que sous les coups de ses ennemis. Mais, comme l’a si bien vu M. de Rémusat, c’est là un de ces vaincus qu’il faut frapper à terre. Le sensualisme peut disparaître de la science ; dans le monde, son empire est de tous les temps et de tous les lieux. Les faibles ames que le corps seul occupe, les cœurs dépravés qu’un vil intérêt conduit, tous ces esprits qu’absorbe le présent et pour qui l’avenir n’existe pas, qui vivent des phénomènes et ne soupçonnent pas les causes, quand ils prennent pour mesure de la réalité leur jugement faux et leur imagination impuissante, ne font que renouveler sans le savoir les négations de la philosophie sensualiste. L’école a beau s’efforcer, toutes ses recherches n’aboutissent qu’à exprimer en formules les instincts grossiers, les négations stupides d’une populace sans lettres, sans philosophie et sans religion. C’est à ce résultat que la philosophie et la logique la condamnent. Elle peut recourir à l’idéalisme, comme nous l’avons vu arriver aux descendans directs de Condillac ; mais M. de Rémusat leur montre avec évidence que, si la négation des substances les jette dans l’idéalisme, lorsqu’ensuite, par hypothèse, ils redonnent un objet aux idées, il faut que cet objet soit corporel. La doctrine de la sensation fait fausse route quand elle aboutit à l’idéalisme. La vraie philosophie sensualiste, c’est celle que nous montre M. de Rémusat dans l’école de Broussais, philosophie de chair et de sang, qui ne sait que manipuler des cadavres, qui juge la vie intellectuelle par les pulsations du cœur, et tient sous son scalpel une cervelle qui pense, et un esprit qui végète. Le sensualiste qui sait l’être, doit se vautrer dans cette fange des corps ; il tient au moins un côté, le côté hideux de la réalité, tandis que l’idéologue, avec ses abstractions vides, connaît mal le monde des corps, et blasphème celui des esprits. Insensés les uns et les autres, qui croient avoir le sens commun pour eux,