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lieu de s’abandonner à une religieuse contemplation, elle se prit à raisonner en elle-même sur l’orgueilleuse opulence du clergé régulier, et sur la vie fainéante et inutile des moines. Tandis qu’absorbée dans ses réflexions, elle remontait lentement la nef, un religieux entra par une des portes latérales et traversa l’église ; quand il fut à quelques pas de Mme Godefroi, il s’arrêta, lui donna gravement sa bénédiction, et dit ensuite avec une politesse pleine d’onction et de pieuse gravité : — Que Dieu soit avec vous, ma très chère sœur !

La vieille dame resta un moment interdite ; elle n’avait de sa vie hanté les dévots ni les moines, et elle ne savait comment répondre à ce salut mystique. Elle se remit bientôt cependant, et ses antipathies de vieille femme philosophe reprenant le dessus, elle fit une profonde révérence au moine, en attachant sur lui de grands yeux encore vifs, et qui en ce moment avaient une expression indéfinissable d’étonnement, d’ironie, de froide curiosité. Le religieux comprit ce regard ; il se retourna vers l’autel, s’inclina profondément et sortit le front baissé, les mains jointes sous son scapulaire. Cette petite scène avait duré une minute.

— Ah ! ma chère tante, c’est dom prieur qui vient de vous donner sa bénédiction, dit Estève en se rapprochant de Mme Godefroi ; comme il ne portait aucune marque de sa dignité, vous n’avez pu le reconnaître. C’est singulier que vous l’ayez rencontré ici à cette heure de la journée ; sa paternité ne descend ordinairement qu’à l’heure de vêpres, et jamais je ne l’avais aperçue dans l’église.

— Apparemment le révérend père a eu la curiosité de me voir, murmura la vieille dame en souriant ; une femme de mon âge, il n’y a pas de péché à cela.

Une heure plus tard, elle remonta en carrosse en promettant à Estève de revenir l’année suivante à pareil jour.

Tandis que ceci se passait dans le logis des hôtes, le prieur, rentré chez lui, avait mandé le maître des novices. Il faudrait avoir vécu parmi des moines pour comprendre l’importance qu’ils attachent à des faits qui paraissent insignifians aux yeux du monde, pour savoir quelle finesse, quelle pénétration, ils apportent dans les petites choses, dans les incidens mesquins de la vie monacale. Le père Anselme avait jugé d’un coup d’œil l’effet de sa présence sur Mme Godefroi ; il avait deviné ses dispositions hostiles, sa dédaigneuse aversion pour tout homme qui portait le froc, et il songeait avec un sourd ressentiment à la rencontre qu’il avait faite dans l’église. C’était par suite de cette rencontre qu’il avait mandé le maître des novices.