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LE DERNIER OBLAT.

ces moines, qui laissaient sonner les cloches pour l’édification du prochain et disaient l’office de la nuit en songe. Tandis qu’il retournait lentement au quartier des novices, un bruit étrange retentit tout à coup dans l’éloignement ; c’était comme une clameur, une plainte prolongée, quelque chose de semblable aux gémissemens furieux d’une voix humaine, ou au cri d’une bête fauve. Ces lugubres accens paraissaient s’élever d’un corps-de-logis enclavé dans les cours intérieures et séparé du reste de l’édifice par l’enceinte qu’on appelait le troisième cloître. Estève s’arrêta surpris, frappé peut-être de quelque crainte. En ce moment, une forme humaine, longue, élancée, vêtue de blanc, entra dans le cloître par le côté opposé à celui où était Estève et descendit dans le préau. Les portes restèrent ouvertes derrière elle, et alors les cris sauvages qui s’élevaient par-delà le troisième cloître se firent entendre plus distinctement. Estève demeura immobile, sans haleine et le regard fixe ; il eut un instant de stupéfaction, mais non de frayeur. C’était la première épreuve à laquelle se trouvait son courage, et il la soutint vaillamment. Des instincts inconnus s’éveillèrent tout à coup dans cette ame si douce, si humble, qu’on aurait pu la croire faible. Le sang d’une noble race bouillonna dans le cœur d’Estève, et, par un naïf mouvement d’intrépidité, il porta sa main sur sa poitrine comme pour chercher une arme ; mais, revenant aussitôt à des sentimens plus pacifiques, il demeura tranquille, et se borna à observer le spectre qui se promenait lentement dans le préau.

Cette figure étrange portait la coule des bénédictins, sans aumusse ni scapulaire ; le capuce, avancé sur son front, cachait ses traits et sa chevelure, mais ses deux longues mains décharnées sortaient des manches de la coule dont les plis traînaient sur ses pieds entièrement nus. Sa démarche était lente et son pas silencieux ; de temps en temps, elle se baissait comme pour respirer le parfum de quelques fleurs tardivement écloses dans les gazons du préau. Estève comprit que ce n’était pas là un fantôme, une apparition surnaturelle, mais une créature vivante, un religieux sans doute, et, s’en approchant avec précaution, il dit doucement : — Mon frère !

À cette voix, le spectre jeta un cri de terreur et prit la fuite ; son vêtement blanc le rendait visible au milieu des ténèbres, Estève put le suivre du regard ; il traversa rapidement le quartier des novices et disparut à l’entrée du troisième cloître. Un sentiment de curiosité, de courage instinctif, fut près d’entraîner Estève à sa poursuite ; mais, réprimant aussitôt ce mouvement, qu’il se reprochait comme