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LE DERNIER OBLAT.

dépeuplaient de jour en jour. Cette décadence, qui frappait l’abbaye de Châalis malgré sa renommée et ses richesses, était un continuel sujet de douleur pour le père Anselme. Il éprouvait une amère et secrète humiliation en donnant l’habit à ces jeunes gens dont il aurait fait naguère des frères convers. Aussi avait-il reçu avec une grande joie l’enfant d’une maison noble, son propre parent, et se félicitait-il beaucoup, dans l’orgueil de son ame, de la vocation d’Estève.

À la tombée de la nuit, on sonna le souper. Tous les moines, depuis le prieur jusqu’au dernier novice, prenaient leur repas en commun dans un somptueux réfectoire où jadis des princes de l’église et des rois de France avaient daigné s’asseoir à leur table. Les lambris, le parquet et tout l’ameublement étaient en bois de chêne ; la voûte, soutenue par des arceaux d’une hardiesse et d’une élégance incomparable, était ornée de pendentifs à l’extrémité desquels descendaient de grosses lampes d’argent. Le couvert était mis au milieu de la salle, et sur la nappe, d’un blanc de neige, reluisait une massive argenterie. Les pères s’assirent les premiers, et après eux les novices ; à la table comme au chœur, Estève eut la dernière place. Le prieur récita le Benedicite d’une voix grave et commanda ensuite de servir. Aussitôt les convers distribuèrent les plats. C’était réellement une abondance telle qu’on n’en voyait guère d’exemple autre part que chez les bénédictins ; bien des pauvres se fussent nourris des miettes de ce repas, qui pourtant était un souper maigre. Au moment où l’on s’était mis à table, un moine s’était assis dans une espèce de chaire placée en face de celle du prieur et avait ouvert un livre ; mais un signe du père Anselme l’avait dispensé de la lecture. Chaque jour, on éludait ainsi, sans le violer, ce précepte de la règle, qui d’ailleurs n’était pas d’obligation. Les religieux purent ainsi souper sans distraction, et les novices eurent la liberté de chuchoter à leur aise.

Tandis que la communauté prenait son repas, un convers apporta dans le réfectoire une petite table boiteuse et basse, sur laquelle il mit du pain, quelques légumes et une cruche pleine d’eau. Ensuite un vieux moine entra, se prosterna en faisant quelques prières, et mangea à genoux la portion qu’on venait de lui servir.

— Ah mon Dieu ! mon Dieu ! quelle pénitence, et comment ce pauvre père peut-il l’avoir méritée ? murmura Estève en regardant avec compassion la tête chauve, le visage impassible et flétri du vieillard.

— Qui sait ? répondit avec indifférence le novice auquel cette question s’adressait ; on dit qu’il est possédé de l’esprit de révolte, et qu’il