mon cher fils, dit-il d’un air riant ; soyez tranquille, je ne vous ordonnerai jamais de porter la défroque d’autrui ; notre vêtement est toujours propre et neuf. Les bénédictins se gardent bien d’imiter sur ce point les ordres mendians. L’habit de saint Benoît ne doit pas ressembler aux mutandes du frère Pascal, qui, après vingt ans de service, duraient encore, rapiécées sur toutes les coutures, et si épaisses, qu’elles étaient à l’épreuve du fer et de la balle comme la peau du rhinocéros. Le fait est vrai ; il s’est passé il y a environ trois cents ans ; les annales des franciscains en font foi.
Ces façons indulgentes et familières gagnèrent promptement la confiance d’Estève ; au bout d’un quart d’heure, il était tout-à-fait à son aise avec le père Bruno. Le maître des novices avait ainsi retenu bien des ames et soutenu plus d’une vocation chancelante au milieu des premières épreuves de la vie religieuse. Il agissait ainsi sans hypocrisie, sans calcul, par un instinct naturel de bienveillance et de bonté. Cette fatale douceur était au fond plus cruelle qu’une rigueur inexorable ; elle empêchait les novices de sentir tout le poids de leurs devoirs ; ils ne reculaient pas dans cette voie facile, et ils arrivaient sans abattement, sans frayeur, au moment de l’éternel sacrifice qui leur eût peut-être fait horreur s’ils en avaient connu toute l’étendue.
Le père Bruno était un répertoire vivant de toutes les histoires et anecdotes monastiques qui pouvaient se raconter sans tort et sans scandale pour le prochain. Il les répétait pour l’amusement et non pour l’édification de ceux qui l’écoutaient. Le peu de science théologique qu’il enseignait à ses disciples était comme un accessoire ; il aurait vu presque avec peine qu’ils fussent studieux ; tout leur temps se passait dans l’accomplissement de pratiques religieuses qui n’avaient rien de pénible et dans les oisives distractions que permettait la règle. Le quartier des novices était ainsi un séjour où régnaient la paix et le contentement, et les jeunes frères qu’on y rencontrait avaient une physionomie bien différente de celle des pères qu’Estève avait aperçus dans le grand cloître.
Pendant que le père Bruno installait Estève dans sa cellule, une cloche se fit entendre. À cet appel, il y eut un certain mouvement sous les voûtes de l’abbaye, dans ces galeries si vastes que, malgré la présence de tant de moines, elles semblaient encore vides et désertes.
— Nous allons descendre au chœur, mon cher fils, dit le père Bruno en poussant la porte de la cellule.
Les autres portes s’étaient déjà ouvertes, et les novices se rassem-