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les aidant à sortir du canot et à gravir les rochers du débarcadère. À moi pauvre ermite, qui depuis trois mois n’avais sous les yeux que les robustes Blainvilaises ou les femmes des carriers, toutes parurent aimables et jolies. L’étaient-elles ? Je n’en sais rien ; je ne les ai pas revues.

C’est que ma vie active et solitaire me rendait accessible à une foule d’impressions qu’on oublie facilement dans le commerce du monde. Au physique, au moral, j’avais retrouvé l’activité surabondante de la première jeunesse. J’éprouvais un plaisir d’enfant à franchir des barrières, à gravir les rochers les plus escarpés par les passages les plus difficiles. Lorsque du haut d’une colline ou sur une belle grève je contemplais l’horizon sans fin de la mer, lorsque j’écoutais ces mille bruits semblables à autant de voix conversant dans une langue inconnue, je sentais ma poitrine se gonfler et mon cœur battre sous l’impression de ces pensers à la fois vagues et ardens dont nos plus jeunes années nous ont laissé à tous le souvenir. Souvent j’étais obligé d’en appeler à la froide raison pour me rendre maître de la folle du logis, et pour ramener à son poste auprès de la bête l’autre qui voulait aller je ne sais où.

Cependant le temps s’écoulait : mes cahiers étaient couverts de notes, mes cartons remplis de dessins et de croquis. J’avais terminé celles de mes recherches qui m’offraient le plus d’intérêt, et, au moment d’en entreprendre de nouvelles, j’éprouvai dans toute sa force le pénible sentiment de la solitude. Le mal du pays me gagnait. Je ne luttai pas long-temps. J’emballai de nouveau livres, instrumens, collections, et pris passage à bord de la Della, une des gabares qui transportent à Saint-Malo le produit des carrières de Chausey.

C’était par un de ces beaux jours si rares aux approches de l’équinoxe, qui semblent tenir à la fois de l’été qui finit et de l’automne qui commence. Le soleil brillait dans un ciel d’un bleu profond, parsemé de quelques légers nuages. La mer était belle, et ses vagues allongées fuyaient devant une légère brise du nord-est. Nous sortîmes sans peine du Sound et fûmes bientôt en pleine mer. Malgré la lourde charge qui remplissait sa cale, la Della filait rapidement, et, à mesure qu’elle s’éloignait du rivage, mon œil embrassait l’ensemble de cet archipel, dont je connaissais pour ainsi dire les moindres recoins. En face de moi se trouvait la Grande-Île, avec son vieux château dominant le Port Homard, avec le grand et le petit Épail qui s’avançaient dans la mer comme de gigantesques lames d’épée. À droite, l’Île-Longue, les Deux-Romonts, disparaissaient à