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paille et d’un matelas des plus minces, allait me servir de hamac. Le tout était éclairé par une fenêtre étroite et basse donnant en plein nord sur un petit bras de mer. Mon emménagement ne fut pas long. La grande table, fortement assujettie contre le mur, devint mon laboratoire. Sur l’angle le plus éclairé, j’installai ma loupe et mon microscope ; une partie de mes bocaux trouva place tout auprès, et mes pinces, mes scalpels, mes papiers, mes crayons, occupèrent le reste de sa surface. Je rangeai sur la cheminée mes livres et le surplus de mes flacons et vases de verre. De grands plats en terre furent placés autour de l’appartement. Tout se trouva donc assez heureusement disposé ; mais cette belle distribution ne tarda pas à faire place au désordre qui envahit si vite le cabinet du travailleur. La petite table, réservée d’abord pour mes repas, fut bientôt couverte d’objets de recherches, et bien souvent il m’arriva de la remplacer par une chaise que je débarrassais tout exprès.

Ces premiers arrangemens terminés, je sortis pour reconnaître cette terre que je comptais exploiter au nom de la zoologie. La ferme où je venais de m’installer est bâtie sur le bord d’un petit bras de mer appelé le Sound de Chausey, dont elle n’est séparée que par un étroit sentier. Elle se compose de deux corps-de-logis, dont l’un renferme les écuries, deux salles de cabaret et le logement des domestiques. L’autre contient la boulangerie ; la chambre du régisseur et les appartemens réservés du propriétaire. Ces deux maisons, construites en granit indigène, forment la capitale de l’archipel ; ses employés en représentent l’aristocratie et comprennent très bien toute leur importance : aussi se mêlent-ils fort peu au reste des habitans.

Laissant derrière moi les bâtimens de la ferme, je suivis le premier sentier qui s’offrit à mes regards, et traversai d’abord une petite plaine marécageuse, retraite favorite des canards et des oies sauvages qui viennent en hiver peupler ces rives écartées. À quelques pas plus loin, un isthme étroit et sablonneux me conduisit au pied de Gros-Mont, la plus haute montagne de l’archipel, et de ce point culminant je pus embrasser d’un coup d’œil tout ce que renfermait l’horizon. Autour de moi s’étendait l’Océan, sans bornes du côté de l’ouest. Au midi, la vue s’arrêtait aux côtes de Bretagne, qui s’élevaient à peine au-dessus des flots. À l’est, je distinguais nettement les falaises de la Normandie et les tours de Coutances, qui se voient, dit-on, de dix lieues en mer. Au nord, j’entrevoyais Jersey, cette île toujours anglaise à la honte de nos gouvernemens, où se conservent encore les antiques coutumes de France et notre vieille