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LE DERNIER OBLAT.

sées, elle regardait Estève, qui, penché sur ses livres, lisait avec une application entière et soutenue, comme pour accomplir consciencieusement sa tâche. Mme Godefroi considéra un moment cette jeune tête ainsi courbée, ces in-folios poudreux, ces épais manuscrits, témoignages d’un labeur patient et assidu ; puis ses yeux se reportèrent sur le sablier qui avait mesuré tant de jours monotones, tant d’heures perdues dans d’inutiles travaux, et, le touchant du doigt, elle le secoua avec une sorte d’impatience. L’abbé Girou comprit ce geste, et, répondant à la pensée de Mme Godefroi, il lui dit : — On ne sent guère la marche du temps quand tous les jours de la vie se ressemblent ; les années s’écoulent ainsi sans désirs, sans regrets, sans souvenirs.

— C’est être déjà mort, murmura Mme Godefroi.

— C’est n’avoir pas encore vécu, reprit l’abbé Girou en tournant sur Estève un regard plein d’affection et de mélancolie.

Les derniers grains de sable tombaient au fond du clepsydre ; les heures consacrées à l’étude venaient de finir. Sur un signe de l’abbé, Estève referma son cahier et se leva.

— Et à présent, qu’allons-nous faire ? demanda Mme Godefroi.

— C’est l’heure de la récréation, répondit l’abbé ; Estève la passe dans le jardin. — Allons, mon enfant, saluez madame votre tante et descendez ; vous me retrouverez à la chapelle.

— Il n’est pas malheureux encore, dit Mme Godefroi en suivant du regard Estève qui s’éloignait d’un air posé ; il supporte le présent sans effort, sans ennui ; il est sans crainte, sans prévision pour l’avenir.

— C’est un esprit simple, une ame innocente, telle encore qu’elle est sortie des mains de Dieu, dit l’abbé Girou avec un soupir ; veuille le ciel qu’elle reste toujours dans sa sainte ignorance !

— Vous avez tout fait, monsieur, pour qu’elle n’en sorte jamais, s’écria Mme Godefroi d’un ton qui exprimait plutôt un regret qu’un reproche.

— Il est vrai, répondit tristement le vieux prêtre ; j’ai caché la lampe sous le boisseau ; j’ai éloigné des yeux de cet enfant la lumière qui lui eût montré des abîmes ; je l’ai garanti de la science qui mène au doute, car l’ignorance et la foi peuvent seules le sauver.

— Vous pensez donc, monsieur, que son sort est irrévocablement fixé ? Vous croyez qu’il ne sortira d’ici que pour entrer au couvent et se faire moine ?