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REVUE. — CHRONIQUE.

nous sommes une nation irréfléchie, brusque dans ses mouvemens, impétueuse dans ses résolutions !

En attendant encore, nous porterons notre armée d’Afrique à cent mille hommes, on dit que c’est là le nombre que M. le gouverneur-général tient pour nécessaire. La dépense se proportionnera nécessairement à l’effort. Certes nul n’a rendu, nul ne rend plus que nous hommage au courage mille fois éprouvé, à l’admirable patience de nos troupes. Tout ce qui sera possible de faire par la guerre, elles le feront. Le climat, l’ennemi, les privations, les fatigues, rien n’arrêtera l’élan de nos soldats ; ils savent que la patrie les regarde ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils ont toujours été, les meilleurs soldats du monde. Mais il n’est pas donné aux hommes de changer la nature des choses ; nul ne fera que l’Afrique soit aujourd’hui une province européenne couverte de villes, de bourgs, de villages, de routes, de pâturages et de moissons ; nul ne transformera les Bédouins en une population douce, industrieuse, sédentaire, pacifique. Aussi que pouvons-nous faire en Afrique, tant qu’il n’y aura que des Arabes d’un côté et des soldats de l’autre ? Des courses plutôt qu’une guerre, une sorte de steeple-chase où Abd-el-Kader, avec ses nomades, ira toujours plus vite que nous avec nos mulets, nos canons, et tout l’attirail d’une nation civilisée qui n’a pas les habitudes des hommes du désert. Nous battrons tous les Arabes que nous pourrons atteindre ; mais nous en atteindrons fort peu. Les uns se déroberont toujours à nos coups ; les autres accepteront notre empire aujourd’hui pour nous trahir demain. Au plus petit revers, au moindre accident défavorable à notre armée, ils nous abandonneraient tous. Irons-nous jusqu’au grand désert ? envahirons-nous l’empire du Maroc ? Si l’on se propose de suivre Abd-el-Kader partout où il pourra se réfugier, il n’y a plus de terme à nos incursions, et le nombre de nos troupes devra de plus en plus s’accroître ; car si, en avançant, nous laissions sans garnisons suffisantes les derrières de l’armée, avec la mobilité physique et morale des Arabes, nous nous exposerions à d’étranges et douloureuses surprises.

La possession de l’Afrique, sans une prompte et large colonisation, serait un non-sens, une énorme et funeste dépense. Quoi ! nous aurons dépensé bientôt un milliard pour posséder en Afrique des terres en friche, quelques méchans bourgs, et pour y gouverner quelques hordes semi-barbares et d’une fidélité suspecte, et cela sans même avoir sur le littoral africain un port militaire qui assure dans tout évènement les communications d’une grande armée avec la métropole !

Encore une fois, la question coloniale n’est plus une question purement spéculative, un thème de théoricien. Tout homme sérieux et conséquent doit reconnaître que, pour toute grande nation industrielle, il ne reste aujourd’hui que deux partis à prendre, ou revenir à la liberté commerciale, ou se donner de nouveaux débouchés, des marchés réservés, à l’aide du système colonial. Que les amis de la liberté commerciale dédaignent les colonies, qu’ils repoussent ces possessions lointaines, souvent si coûteuses et qui exposent la mère-