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LE CHEVALIER DE TRÉFLEUR.

forcément des choses si bizarres, si folles, si incohérentes, qu’elles déplairaient au goût français, comme on disait dans le bon vieux temps, où les Français se permettaient d’avoir un goût et même de s’en servir pour préserver leur noble et belle littérature de toute grotesque mésalliance.

V.

Le ciel était rose, la verdure brillante, le pré de Mulfen était charmant. Le pré de Mulfen est bien la plus délicieuse prairie qu’un poète ait jamais pu rêver. Une haie d’où s’échappent çà et là les troncs élancés et vigoureux des grands peupliers germaniques l’entoure de toutes parts. Il est constellé d’innombrables fleurs que je voudrais pouvoir nommer ; mais, grace à mon ignorance en botanique, je nomme les fleurs comme les anciens pâtres nommaient les étoiles, de mille noms qui n’éveillent des souvenirs que pour moi. Quand je dirais qu’il y avait des Clarisse, des Élisa, des coquettes, des extravagantes, des amoureuses, qui se représenterait les frêles tiges et les odorans calices que tous ces mots rappellent à mon esprit ! Il faut donc que je renonce à la chère peinture de ces splendeurs agrestes, et que je dise, en me renfermant dans la pompe banale de la vieille expression classique : « Le pré de Mulfen est émaillé de fleurs. » Le pré de Mulfen ! si je ne le décris pas mieux, hélas ! ce n’est pas faute de l’aimer et de le comprendre. De sa verdoyante enceinte, on entend le bruit du Rhin ; fraîcheur éblouissante, divines harmonies, rien ne manque à ce coin solitaire de la création. Or, le pré de Mulfen était le lieu où devaient se rencontrer Gerblies et le chevalier de Tréfleur.

C’était un dimanche, un dimanche d’été ; beau jour, où l’on peut voir celle qu’on aime, le matin dans la vieille église, le soir sous les grands ormes de la promenade. Je suis sûr que cette pauvre Marguerite s’était éveillée avec plus de chansons dans le cœur que l’oiseau n’en a dans son gosier. Eh bien ! elle ne le verra pas à la messe. Pendant qu’elle cherchera vainement son regard à travers les nuages de l’encens, dans toutes les resplendissantes profondeurs de la cathédrale, une de ces jolies épées à nœuds de couleur tendre, avec des amours et des violons ciselés sur la garde ; une de ces épées qu’elle a vu cent fois, qu’en ce moment elle voit encore s’associer à d’élégantes toilettes, comme un noble et gracieux complément de parure ; une de ces épées enfoncera peut-être sa lame étroite et brillante dans