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et modération. Une série toute différente d’évènemens va commencer pour votre corps.

Le docteur tint sa parole, et les trois ames furent initiées au mystère de la vie étrange qu’il leur avait faite ; il ne fut plus question d’enfermer le chevalier. Tréfleur n’étonnait plus Coblentz par les actes d’une folie violente et passionnée, mais ses incroyables bizarreries faisaient le sujet de toutes les conversations. Un soir on l’avait vu souriant et paré, aussi aimable, aussi brillant qu’aux plus heureuses époques de sa vie, jetant ses pistoles sur les tables de jeu avec une admirable insouciance, prenant, comme le Dorante de Marivaux, de l’esprit dans tous les beaux yeux et le répandant à pleines mains ; le jour suivant vous le rencontriez dans une tenue négligée, le chapeau droit et la perruque de travers ; si par hasard vous lui empruntiez quelques ducats, il vous répondait par des refus prononcés d’un ton pleureur, ou bien il vous proposait avec un empressement bizarre son entremise auprès d’un prêteur inconnu ; il parlait un français plein de locutions insolites, et semblait dans un continuel état de malaise. Un autre jour, c’était encore une autre transformation. Il parlait avec enthousiasme de Klopstock, se taisait quand il était question de Voltaire, et tombait dans de véritables extases quand il entendait par hasard une voix fraîche et pure chanter une vraie mélodie.

Dans les habitudes de sa vie il y avait la même diversité que dans les nuances de son caractère. Tantôt il se livrait à des orgies étincelantes avec les plus adorables folles et les fous les plus séduisans de la société parisienne de Coblentz, tantôt il se tenait dans un isolement inexpliqué, tantôt enfin il allait passer des soirées entières dans la maison fort peu à la mode du conseiller Bosmann, à s’entretenir juvénilement avec Mlle Marguerite sur mille matières sentimentales et candides qu’on ne l’aurait jamais cru capable d’aborder.

Le 6 juillet 17……, c’était ce dernier passe-temps qu’il avait choisi pour sa soirée. Le digne M. Bosmann avait toujours eu du goût pour la musique, quoique certainement cette belle et noble muse n’eût jamais déposé un baiser sur le front tout ruisselant de sueur qu’il essuyait avec un mouchoir à carreaux après s’être fatigué à souffler fort et long-temps dans une énorme clarinette ; aussi donnait-il souvent des concerts pour lesquels on mettait en réquisition tous les talens du voisinage. M. le professeur Piper décrochait la basse suspendue entre sa ligne à pêcher et son baromètre ; M. le président Wolf saisissait le violon dont les doux accords le reposaient des